Critique du film Comme le feu

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Par Super Seven

le 31/07/2024

SuperSeven :

Explosion du domaine de la lutte

Il est des films qui, d’ingrédients aux semblants familiers, font radicalement l’inverse de ce que l’on attend d’eux. Dans Comme le feu, une maison en bord du lac, des affects refoulés et les jalousies amoureuses inavouées, sur le mode coming-of-age, et la disposition d’une relation méta entre un cinéaste et son scénariste, ont à première vue tout du parcours post-rohmérien – devenu un des classicismes surannés du cinéma contemporain. Pourtant, avant même d’éclore au bout de sa radicalité, le film de Philippe Lesage semble déjà, l’air de rien, disposer une panoplie de textures et d’hybridations qui n’appartiennent qu’à lui. Peut-être est-ce justement parce qu’à des gestes de maîtrise vieux comme le monde, il refuse de donner un usage de principe qui préexisterait au film et à ses personnages. Il préfère passer un pacte, tenu de bout en bout, avec le spectateur : la forme aura toujours la même fraîcheur, voire la même ardeur que celles des passions adolescentes qui tintent alors discrètement.

Il faut d’abord observer le petit théâtre, un peu cruel, que Lesage dispose pour s’émouvoir et voir s’épanouir un ballet qui touche au sublime. Blake Cadieux, réalisateur de renom campé par Arieh Worthalter, invite tout un petit monde – Albert, son ancien scénariste, Millie sa monteuse, les deux enfants d’Albert, Aliocha et Max, ainsi que Jeff, meilleur ami de ce dernier. Si le point de vue est d’abord celui du jeune homme, secrètement amoureux d’Aliocha, c’est bien l’artiste reclus qui jouit naturellement du point central qu’il a au sein de son entourage. Tout réside au fond dans un enjeu de centralité, du vécu même des personnages qui rentrent en rivalité – d’une part Jeff et Blake, tous deux dans une quête de séduction d’Aliocha, puis Blake et Albert dont on sent que l’amitié collaborative a été écornée par le poste démiurge de l’un et l’envie de l’autre. Enjeu de centralité par leur mise en écriture, puisque ces micro-trames parallèles et ces relations interpersonnelles se superposent, agitant ainsi le chaos. Enjeu de centralité aussi, au sein même du cadre, Lesage statuant qu’un plan large n’équivaut pas à la froideur ou à l’abandon du point de vue. Un plan large, notamment s’il est long (et surtout s’il est incarné, au degré le plus sensitif, par ses comédiens) est surtout vecteur de simultanéité et donc de richesse potentielle. L’idée la plus parlante est celle de se faire s’enchevêtrer des conversations différentes au sein d’un même plan lors de séquences de dîner, laissant au spectateur le choix de son propre montage ; de même que les dialogues digressifs s’emploient toujours à multiplier les énonciations, les complexités internes de chaque sujet – dire, vouloir dire, penser, ressentir. À ce compte, on comprend bien que la parole est ici un outil (fondamental, certes) et non un fétiche, actant définitivement que l’on est plus chez Bergman que chez Rohmer – une parole non pas au service du texte mais au service de son interprétation pourquoi pas transgressive ; il n’y a qu’à admirer les confrontations entre Worthalter et Ahmarani pour apprécier que les interprètes comme le cinéaste ont dépassé le stade de la maîtrise et de la virtuosité (bien qu’ils en aient les apparats). Au contraire, ils se confient à un dénuement sourd, en état de grâce, peut-être du fait de la longueur de l’épreuve, ou encore l’état de liberté accordé par ce minimalisme du découpage.

Autant de services rendus à l’impression de réel mais aussi à une chimie interne qui se nourrit de multipolarité. Ce sont ainsi des luttes (d’égo mais plus encore) qui finissent par jaillir à l’écran sans discours : qui du cinéaste narcissique ou du naïf wannabe s’octroie le regard du spectateur ? qui du réalisateur documentariste ou du scénariste fictionneux (on notera que chez Lesage l’artisanat d’écriture pointilleux s’empoigne toujours avec la radicalité démocratique du cadre) ? qui des deux mâles désirants ou de la jeune femme objectifiée ? qui des égos tragédiens ou de la nature qui les encercle ?

En effet, toute entité se voit dresser un contre-point, comme tout désir et aspiration se trouve confronté aux spectres continus et contingents de la mort et de l’angoisse de la perte. Cela n’advient jamais que comme une présence de fait, une potentialité ouverte au plan par ailleurs ; c’est souvent la nature prédatrice qui occupe ce rôle. C’est tout le sens d’une séquence de canoé au troisième acte, sous forme climax anticlimactique où les tensions sont à leur comble : l’orgueil de Blake le précipite, lui et Jeff, dans un rapide. On ne voit pas la fin et les conséquences de l’accident. On reprend simplement Aliocha et un autre des invités (Laurent Lucas) en aval du naufrage de leur barque, essuyant le second temps de la catastrophe : le péril, l’angoisse en circulation et en simultanéité.
Telle est la dérive de Comme le feu dans son dernier tiers. Jouissant du poids d’un temps long, le récit se plie et se déplie, se propage en s’autorisant de plus en plus la fantaisie en corollaire de ses accents fantastiques. Le cinéaste verse autant dans la composition pop (une parenthèse comédie musicale insulaire qui s’adonne contre-intuitivement à la mélancolie contenue, ou encore la lecture d’un poème en clôture) que dans les tableaux oniriques, où l’on traverse les songes des personnages comme un jeu de relecture de l’intrigue, cette fois à l’aune d’un symbolisme exacerbé. Une nouvelle coexistence est actée par ce geste d’une élégante liberté : celle d’un vécu mental avec le vécu matériel, sans frontière fixe entre les deux.

De même, Lesage dissémine l’idée de la prédation moins par métaphore qu’en ricochet d’une imagerie animale sur les postures des personnages. Blake se la joue alpha carnassier, le climax précité articule même une séquence de traque de sa part, tandis que Jeff reste prisonnier de sa pulsion – il se perd un peu plus tôt dans la forêt, atterrissant dans un instant de survival à la The Revenant. Idem pour le dégoût qu’inspirent les performances de chasse de Blake à Aliocha, végétarienne, et le long débat qui s’en suit, qui sont moins à lire comme un commentaire amusé que comme un axe de lecture plus global pour le film : peut-il vraiment y avoir de la noblesse dans la prédation ? – ce trouble s’organisant, au fond, à chaque quête et à chaque désir.
C’est à nouveau à travers le regard d’un animal, le chien de Blake en passe de se faire euthanasier, que semble s’élucider ce mystère. Le maître qui se rêve dominant dans tous ses rapports à l’autre et à l’environnement est saisi d’une émotion incontrôlable lorsqu’il est confronté à la perte : la possibilité du soin, touche saisissante au sein du parcours intime tissé mais qui révèle l’évidence poétique et politique du cinéma de Philippe Lesage.


Victor Lepesant

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