Critique du film Comédiennes

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Par Super Seven

le 20/03/2024

SuperSeven :


Gestuelle du mariage

Séance de clôture lors du 11ème festival de la Cinémathèque Française, Comédiennes (The Marriage Circle en version originale), deuxième film de la carrière américaine de Ernst Lubitsch, est bien loin de la curiosité dont la programmation a l’habitude. Véritable matrice pour la suite de la carrière de son auteur, c’est dans la puissance du muet, l’absence de parole et l’importance de la gestuelle, que le réalisateur allemand offre là l’une de ses plus belles œuvres.

Avant de migrer outre-Atlantique, Ernst Lubitsch est déjà un auteur reconnu dans sa patrie au point d’être surnommé le « Griffith Allemand ». Avec une telle réputation, il était évident que le Hollywood balbutiant d’alors allait solliciter un tel talent. C’est Mary Pickford, en 1922, qui réussit finalement à l’attirer avec le projet d’adaptation du mythe de Faust. Emballé par une telle ambition, Lubitsch déchante vite face au refus de la mère de Little Mary. Le duo se replie finalement sur une pièce française écrite par Dumanoir & Adolphe d’Ennery - Don César de Bazan - et l’adapte en Rosita pour les écrans. Le tournage n’est toutefois pas de tout repos et voit la relation Pickford-Lubitsch se détériorer, la star reprochant à son metteur en scène de s’intéresser plus « aux portes qu’à elle ». Une expérience dont il ressort frustré, regrettant sa venue sur le territoire américain et pensant déjà à rentrer en Allemagne. Mais le destin fait bien les choses et la Warner lui propose l’adaptation d’une pièce de Lothar SchmidtRien qu’un Rêve – qu’il transforme donc en Comédiennes.

A voir aujourd’hui, en connaissant le futur de sa carrière, cette comédie autour d’un chassé-croisé mêlant deux couples donne les bases du succès lubitschien. Dans un Vienne bourgeois et sophistiqué, les situations absurdes que traversent les divers personnages sont une manière de disséquer les relations conjugales. C’est d’abord une affaire de quiproquos, de personnages au mauvais endroit, des objets trouvés par ceux qui ne devraient pas les voir… Franz Braun, médecin, est la victime principale de ce jeu vicieux orchestré par Lubitsch. La relation supposément idyllique qu’il entretient avec Charlotte s’ébranle alors que Mizzie, la meilleure amie de sa femme, tombe éperdument amoureuse de lui. Alors que le mariage de cette dernière bat de l’aile, elle n’a de cesse de trouver des ruses afin d’attirer le docteur chez elle. C’est dans leurs deux premières rencontres, deux scènes conjointes, que la malice du personnage et de son metteur en scène se révèlent. C’est en volant le taxi de son futur désiré que Mizzie pose ses yeux sur lui. Immédiatement, la magie du muet fait son effet et les grands yeux de Marie Provost s’illuminent. En se rendant plus tard chez son amie Charlotte, Mizzie découvre que ce bel étranger est en réalité le mari de celle-ci. Deux regards s’opposent alors, celui de Mizzie aguicheur et brulant de désir, et celui de Franz, empli de gêne. Outil indispensable du cinéma muet, les regards sont au cœur du dispositif de Lubitsch qui s’amuse de personnages qui ne regardent jamais comme/où il faut. C’est pourquoi Charlotte, ne devinant ni ne saisissant à aucun moment l’étincelle brûlante dans les yeux de son amie, devient la seconde victime de Lubitsch. Elle voit mais ne regarde jamais : en témoigne la scène géniale où elle se retrouve entre son mari et l’assistant de ce dernier, sans remarquer la manipulation gestuelle de Franz. S’amusant de la soi-disant infidélité que sa compagne assure avoir commise, il mime les réponses à l’amant supposé, Gustav, gêné par la situation – il est réellement amoureux de la femme de son collègue. Sur la base simple d’un champ-contrechamp, Lubitsch utilise la rythmique physique comme force dynamique de sa mise en scène en opposant le geste au regard, l’agir au voir.

Si le titre français accentue l’humour du film, c’est dans le titre original, The Marriage Circle, qu’on y trouve le cœur du sujet. La complexité matrimoniale se joue dans les gestes sur lesquels Lubitsch s’appuie grandement. La seconde rencontre avec Mizzie prend place quand elle supplie le professeur de venir en consultation à domicile car elle dit souffrir terriblement. Évidemment, pure comédie de sa part, elle se sert du prétexte médical pour mieux approcher l’objet de son désir. Mais, soudainement, le mari Mizzie entre dans la pièce et voilà un gros plan sur la main de la patiente qui agrippe celle de son médecin. Voyant l’imbroglio naissant, celui-ci opère un rapide changement, attrapant la main de sa patiente de façon médicale pour justifier la position des deux. Le mal est fait, le quiproquo est né. Plus tard, lors d’une nouvelle consultation, cette fois-ci dans les bureaux de Franz, son assistant rentre dans la pièce. Contrechamp sur le docteur, de dos et les mains de Mizzie autour de son cou, faisant signe à son collaborateur de partir. Il n’essaie même plus de se justifier, et admet que le ver est dans la pomme. Bal de gestes à interpréter pour florilège de situations incongrues, c’est bien là que se trouve l’énergie de Comédiennes, prolongeant la sensualité inhérente de l’intrigue en générale et du personnage de Marie Prévost en particulier. Pas de doute, nous sommes face à la Lubitsch touch : la vulgarité sophistiquée ! Comédiennes suinte la sexualité par tous ses pores tout en cultivant une ambivalence constante entre indécence et raffinement. Une opposition qui ressort même du choix des deux comédiennes principales : Florence Vidor (Charlotte), corps fin et visage angélique, contre Marie Prévost (Mizzie), pulpeuse et voluptueuse. Au milieu de ces deux femmes, Monte Blue (le docteur Franz), incarnation parfaite de l’homme coincé dans un piège extrêmement binaire, le fameux complexe de la Madone et de la Putain. Ce jeu entre la petite et la grande vertu annonce le fil rouge du cinéma de Lubitsch. Du ménage à trois de Sérénade à trois aux jeux de divorce et de remariage de La Huitième femme de Barbe-Bleue, sa période américaine, notamment après l’avènement du parlant, est marquée par la crise du couple. Souvent ancré dans une réalité unique (existe-t-il un protagoniste qui ne soit ni un bourgeois ni un artiste ?), ses films sont articulés autour de la débauche. Les situations cocasses dans lesquelles ses personnages se retrouvent sont toujours comique au premier abord, très souvent burlesque, mais elles questionnent systématiquement le rapport à l’idée matrimoniale. A travers un mélange de fascination et de critique, le mariage chez Lubitsch est la première pierre d’un des motifs de la comédie américaine qui trouvera plus tard son âge d’or chez des réalisateurs comme Preston Sturges, Howard Hawks ou encore Leo McCarey, un sous-genre qu’on appellera la Screwball Comedy, ou comédie de remariage.

A tous ces égards, Comédiennes/The Marriage Circle est donc un film fondateur, aussi bien pour son auteur que pour son industrie. Il dira lui-même que c’était son film préféré parmi ceux qu’il a réalisé (si bien qu’il en a refait une version parlante en 1932 intitulée Une Heure près de toi) et d’autres grands réalisateurs en chanteront les louanges comme Akira Kurosawa ou encore Alfred Hitchcock. Base essentielle pour comprendre les thématiques d’un auteur indispensable du vieil Hollywood, c’est aussi l’occasion de se rappeler quel grand metteur en scène il est. Une pure œuvre slapstick faisant du geste le cœur vital de sa mise en scène, qui ne rend qu’encore plus belle (si tant que cela soit possible) à (re)voir la suite de la carrière de Ernst Lubitsch.


Nicolas Macé

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