Critique du film Coma

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Par Super Seven

le 11/11/2022

SuperSeven :


Le confinement, dès lors qu’il est décrété, est un problème pour le cinéma : y-a-t-il un concept plus anti-cinématographique au XXIème siècle que celui de restreindre le personnage à un seul décor, et surtout de centraliser ses émotions et interaction et émotions dans un espace virtuel ? Que faire de ce qui, faute de contact avec autrui, ne se verbalise pas ?

Il sonne aujourd’hui comme une évidence que Bonello, cinéaste de l’enfermement, se soit trouvé motivé de briser ce mur en premier, alors que nous étions encore empêtrés dans cette période, par le biais d’un film auto-produit et tourné en vitesse. « Comme un geste », écrit-il en préambule, s’adressant directement à sa fille dont il veut retranscrire l’expérience d’isolement. Des prostituées de L’Apollonide aux jeunes terroristes parqués à la Samaritaine dans Nocturama, le cinéma de Bertrand Bonello est peuplé d’âmes captives dont, chaque fois, le repli sur soi tâtonne l’époque à laquelle le récit se déroule. La filiation avec ce dernier va plus loin puisque Coma s’ouvre par un plan de ce chef d’œuvre, déjà portrait d’une génération rongée par l’impuissance et l’inconsistance du monde, déjà dédié à Anna, sa fille.

Or, les deux films cités présentent des mondes au bord de l’effondrement, aspirés par un gouffre interne laissant en hors-champ la psychologie (qui devient un terreau mythologique passionnant pour le spectateur), et le groupe ne forme qu’un seul corps diffracté qui peut formaliser la marche du monde à lui seul. La disposition du confinement brise la possibilité d’un tel dispositif dans Coma, qui présente une figure résolument seule – on se remémore alors Saint-Laurent, où l’enfermement passait, de même, par le dialogue du personnage avec ses démons intimes, en passant par la matière onirique. Dans Coma, les scènes de groupe, d’appels entre amies sont désamorcées par les bugs informatiques, et même une agression à laquelle les autres assistent impuissantes. Le groupe est un échec, l’altérité viendra dans Coma de la diffraction mentale, comme une plongée radicale au plus profond de la psyché d’un personnage unique, perdu dans un état transitif. À la transition évidente que l’on devine entre l’enfance et l’âge adulte, se calque celle de la civilisation en mouvement vers sa destruction (comme le suggère l’épilogue) mais aussi le voyage entre plusieurs états de conscience, comme autant de projections du personnage et des angoisses qui cohabitent en elle.
Comme le signifie la superposition d’images floues et de catastrophes naturelles, en prologue et épilogue du film, Coma est une histoire de matière qui bout et se mélange. La roche volcanique que l’on voit fondre en magma convoque directement la structure du film, en fusion permanente : entre animation 2D, stop motion, prises de vue réelles, images documentaires, on alterne entre les scènes du quotidien, les rêves et les fantasmes projetés sur des éléments du décor. Après tout, un coma désigne, non seulement un état d’inconscience – entre la vie et la mort, dans lequel ne subsiste que la partie la plus enfouie de l’esprit – mais aussi un phénomène optique, qui brouille une partie de l’image en tache floue, mélange la lumière en un gouffre circulaire.
Les poupées Barbie de la jeune fille s’animent pour exprimer, sur le ton d’une sitcom, les angoisses les plus sourdes de l’adolescence, tandis que Patricia Coma, une youtubeuse de développement personnel dont on découvre les vidéos en même temps que Louise Labèque, semble, elle aussi tendre un miroir de ses tourments, comme un guide qui, entre dissertations cryptiques et injonctions à la production, apparaît finalement tout aussi empêtrée dans le doute et la contradiction que celle qui l’écoute. Enfin, l’alter ego d’Anna explore les limbes, une forêt lynchéenne qui relie les vivants et les morts, le dernier niveau d’un inconscient endolori, qui se dévoile par les images en vue subjectives d’un vieux caméscope numérique.
Cette multiplication des formes et des formats exprime autant le chaos mental que le dérèglement des hiérarchies esthétiques qui caractérise le XXIème siècle. Une civilisation dont la direction se floue (que le texte final formule en une prophétie apocalyptique), dans laquelle le rapport à l’image se floue. L’image Youtube communique avec la vidéosurveillance (dont les incursions paranoïaques sont, elles aussi, très lynchéennes). C’est donc en amassant les couches de récit, suites de saynètes dispersées, que Bonello fait poindre progressivement le poison qui infuse Coma.
La pulsion de mort enfle dans une étrange ironie, par touches, et c’est cette noirceur qui crée du lien en premier entre les trames les plus éparpillées. De la tentation de tester les lames d’un blender avec ses propres doigts à la fascination pour les récits de tueurs en série et l’empathie qu’ils provoquent – qui fait écho au phénomène des récits de true crime qui déchaînent les passions –, l’univers des jeunes filles est saturé d’un morbide presque banal qui vient aussi chercher les limites de leur libre arbitre.

C’est en disséminant progressivement ses intuitions et thématiques que Coma devient intelligible. S’il fait dialoguer des références presque inverses, mettant tour à tour dans la bouche des Barbie tant des dialogues psychanalytiques que des tweets de Donald Trump, cela participe toujours, par échos disparates, à tisser la toile d’un état émotionnel.
Coma ne reste jamais hermétique dans l’absolu et, plus encore, trouve une grâce implacable, lorsqu’éclot, au détour d’une phrase, ce que contenaient les déambulations morcelées du personnage. Elle confie, au détour d’un appel Zoom avec une amie, la violence et la colère qui montent en elle face à l’enfermement ; plus tard, elle comprend, face à l’avatar d’un tueur en série qui la fascine, qu’elle a en fait besoin de quitter l’endroit où on l’observe captive (l’appartement de ses parents, on le devine). Ces instants sonnent comme des épiphanies, là où le sens trouble, tâtonné sur le temps long, peut alors prendre racine et faire résonner toute l’intimité qui était jusque-là diffusée. Cela a trait à l’agilité de Louise Labèque qui, dans une placidité polie, détient, l’air de rien, tout ce que l’esprit du personnage porte de fragilités.

Il est précieux qu’un cinéaste s’attelle à inventer, si librement, si largement, pour raconter un rapport au monde radicalement nouveau, une période et son vécu, de manière si propre à une génération. Que celle-ci soit enfin regardée avec intérêt pour les codes et les blessures qu’elle porte, et que cela se traduise dans un travail esthétique, une recherche méticuleuse et soucieuse d’ouvrir l’horizon d’un futur au cinéma.
Encore, plus que jamais via ce petit film qui n’en est pas un, Bonello donne à vivre toute la modernité et la beauté cruelle que transporte sa main de cinéaste.


Victor Lepesant

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