Critique du film Chungking Express

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Par Super Seven

le 15/05/2021

SuperSeven :


CHUNGKING EXPRESS : BON TIMING POUR LES RENCONTRES

HONG KONG, 1er avril : le jeune policier Matricule 223 se fait quitter par sa copine. Vaste blague liée à la date ? Quoi qu’il en soit, une ironie du sort soulignée par le fait qu’il se donne jusqu’au 1er mai pour l’oublier, elle qui porte le nom de May…
1er mai : Matricule 223 tombe amoureux d’une jeune femme portant des lunettes de soleil, un anorak, une perruque blonde, et n'est nulle autre qu’une criminelle.
HONG KONG : Matricule 633 reste indécis sur comment faire plaisir à sa fiancée, hôtesse de l’air, et achète toujours la même chief salad alors que Faye, jeune serveuse, éprise de lui, désire gagner assez d’argent pour voyager.


Chungking Express, sorti en 1994, est l’un des films les plus mémorables de Wong Kar Wai avec In the mood for love. Il est peut-être même le plus représentatif de l’univers de son auteur. Chacun des protagonistes continue de vivre sa vie avec le même entrain, sans pour autant se rendre compte qu’il suffit parfois d’être au bon endroit, au bon moment, pour croiser une personne qui changera notre vie. C’est précisément avec ce court monologue de Matricule 223 que s’ouvre le film : « Tous les jours, nous croisons tant d’autres personnes. Des personnes que nous ne rencontrerons peut-être jamais. Ou avec qui nous deviendrons peut-être amis. » La simplicité des rapports humains, à quel point une rencontre d’apparence anodine peut apporter à un individu, est un thème récurrent dans le cinéma de Wong Kar-Wai, et se trouve au cœur de Chungking Express.


Le film se compose de deux intrigues différentes. Quand l’une se termine, l’autre commence. Elles se rejoignent, s’assemblent. Chacune concerne un policier, Matricule 223 pour la première, Matricule 633 pour la seconde, qui, l’un comme l’autre, vivent un chagrin d’amour après s’être séparés de leur compagne de longue date. L’un comme l’autre vit en solitaire, dans un petit appartement comportant le strict minimum d’affaires personnelles. L’un comme l’autre est obsédé par son ex-petite amie, ou plutôt, obsédé par le sentiment amoureux en lui-même. Les deux vont faire une rencontre fortuite qui va les changer. En une nuit, comme il l’avait parié, Matricule 223 s’éprend, dans un bar d’une jeune femme à la perruque blonde et aux lunettes de soleil ; Matricule 633, lui, d’abord froid à son égard, apprend à connaître Faye, qui s’immisce dans son appartement afin de le nettoyer et de comprendre son univers.

Tout se déroule dans une Hong-Kong totalement américanisée. L’omniprésence de fast-food, McDonald’s entre autres ; les lunettes noires et la perruque blonde de la dealeuse (petit clin d’œil à Gena Rowlands dans Gloria de John Cassavetes, mais aussi aux actrices américaines de l’Age d’or de Hollywood) ; l’appellation chief salad  ; et enfin et surtout l’obsession de Faye pour le titre California Dreamin’ de The Mamas & The Papas. La ville ne se démarque plus par ses traditions et déteint sur ses personnages. A l’image de celle-ci, ils n’ont plus tellement d’identité. Mais est-ce si important ? Comme l’évoque la dealeuse : « Après tout, connaître réellement quelqu’un n’a pas beaucoup de sens. Les gens changent. Tout le monde change. »

Matricule 223 et Matricule 633 sont des personnages solitaires ne trouvant un semblant de satisfaction que lorsqu’ils s’imaginent communiquer avec leurs affaires personnelles. Pourtant, Wong Kar-Wai insuffle une véritable poésie à cette solitude. Matricule 233 se complait à trouver et manger des boîtes entières d’ananas, prêtes à expirer. Depuis que l’ex copine hôtesse de l’air de Matricule 633 a quitté l’appartement, le savon a perdu confiance en lui et beaucoup de poids, les vêtements lavés n’arrivent plus à sécher à force de pleurer, les peluches sont plus muettes que jamais, les draps ont besoin d’être repassés car ils ont froid… Quand la solitude s’installe et se fait ressentir, le temps s'allonge.

Si les personnages principaux sont les deux policiers, la dealeuse et Faye, un cinquième se distingue nettement : le temps. Lorsque Matricule 233 poursuit un hors-la-loi, en parallèle de la dealeuse qui fuit on ne sait trop qui, tout s’accélère, comme pour signifier le risque d’une rencontre qui, à une seconde près, pourrait être manquée. En revanche, une fois confrontés les uns aux autres, tout ralentit. L’instant est plus apaisé, comme pour leur laisser le temps de ne pas s’éviter, de se découvrir. Le film accélère de plus belle quand, le jour de son anniversaire, Matricule 233 décide d’aller courir pour éviter de trop penser, de pleurer toutes les larmes de son corps, et plus encore, pour fuir son obsession du sentiment amoureux et l’envie de renouer avec May. De l’autre côté, un autre ralentissement accompagne les souvenirs de Matricule 633 sur son ex conquête hôtesse de l’air, comme pour le ramener à un état de béatitude qu’il éprouvait avec elle. Il veut oublier, ne serait-ce que quelques instants, sa pesante solitude, en se remémorant un moment suspendu dans le temps…

Chungking Express de Wong Kar-Wai dépeint à la fois la simplicité et la complexité d’une rencontre entre des êtres de prime abord solitaires qui, par hasard, finissent par se trouver ; que ce soit juste pour une nuit, ou pour une plus longue durée. Le film tourne autour de quatre protagonistes tous très différents qui, finalement, se rejoignent par plusieurs aspects. On en vient à se demander si, d’une certaine manière, l’histoire de Matricule 233 avec la dealeuse à la perruque blonde n’est pas la même que celle entre Matricule 633 et Faye, mais racontée d’une manière différente, si une suite avait été possible. La répétition entêtante et entraînante de California Dreamin’ participe à cela : le temps qui s’accélère, et parfois ralentit, est notre meilleur allié. Si, à l’image du titre de The Mamas & The Papas, des coïncidences s’enchainent encore et encore, il est dommage pour nous, à quelques secondes près, de passer à côté de la personne qui va nous changer.


Talia GRYSON

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