Critique du film Challengers

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Par Super Seven

le 25/04/2024

SuperSeven :


Quand Guadagnino s’em-balle!


Découvrir Challengers est, comme tout projet de son réalisateur Luca Guadagnino, un moment particulier. D’une part parce qu’il était d’abord destiné à ne sortir que sur Prime Video des mois après sa sortie américaine, un sort déjà réservé à Ferrari dont personne ou presque n’a parlé. D’autre part, et principalement, car par rapport aux nombreux projets annoncés par Guadagnino, aussi alléchants soient-ils, peu voient réellement le jour — une pensée toute particulière pour son Scarface scénarisé par les frères Coen mais surtout pour Suspiria: Deuxième Partie, impossible suite à l’échec commercial du premier volet. Pourtant son dernier fait d’armes ne remonte qu’à un peu plus d’un an : l’excellent Bones & All, qui continuait sa relation artistique avec Timothée Chalamet (qu’il a propulsé) et prolongeait l’attrait du cinéaste pour la grande thématique du désir, qui parcoure son entière filmographie, du cinéma à la télévision.

Challengers ne déroge pas à cette règle : le désir est partout. Il l’aborde toutefois à travers une formule qui se rapproche de celle d’Amore et A Bigger Splash, en le confrontant à une bataille d’égos dont la seule préoccupation n’est pas de maintenir le bien-être de l’ensemble mais seulement de soi. Seulement, Challengers se distingue de ses prédécesseurs par son ton frontalement comique et son sens de l’excès. On le doit en partie à Justin Kuritzkes, le scénariste, qui s’amuse d’emblée avec une narration singulière : le film débute par sa fin — un match Challenger — et dévoile les enjeux dramatiques de ce match et de la vie des trois protagonistes petit à petit, par des flashbacks à la chronologie aléatoire — on peut très bien bondir d’un 10 ANS AVANT à 2 SEMAINES AVANT pour repasser à 3 ANS PLUS TARD. Ce procédé — qui rappelle un peu la narration très espacée d’Amore — participe à la construction d’un véritable momentum à mesure que le match avance, que la mise en scène de Guadagnino accompagne elle-aussi crescendo pour montrer toute la complexité du trio composé d’êtres n’ayant en réalité d’intérêt que pour leur propre personne. Art (Mike Faist) et Patrick (Josh O’Connor) sont deux amis de longue date, inséparables, jusqu’à ce que Tashi (Zendaya) ne vienne perturber l’équilibre du tandem par sa présence hautement séductrice, qui révèle malgré elle aux deux gamins ce que c’est d’être des hommes.

Derrière ces considérations physiques se cachent surtout des joueurs voués à ne jamais vraiment s’accomplir. Elle se blesse, l’un est totalement fauché et l’autre n’a pas gagné depuis des mois. Ultimement, ces trois égo(ïste)s se confrontent dans un tournoi local et sans ambition, sponsorisé par l’équivalent d’un Norauto. Là est la puissance ironique de cette chronologie particulière : la culmination des différents éléments narratifs, des personnalités et enjeux de carrière, n’en est même pas une. À l’instar des challengers en question, le film déplace son ambition dans une volonté de montrer l’épique dans des gestes très communs : une dispute vue d’un point de vue de spectateur de match de tennis, des discussions de plus en plus resserrées... Une logique implacable de tension, qui prend forme dans un découpage qui isole toujours les personnages avant de les réunir dans un même cadre pour mieux rendre compte du jeu mental qui les oppose. C’est de ce conflit permanent entre des personnalités trempées qu’émane l’excitation qui les unit – leurs désirs mutuels sont toujours contrôlés par l’inhabituel et inéquitable : il n’y a qu’un gagnant par match ! Cela se retrouve dans de longues conversations face caméra — tic de mise en scène préféré de Guadagnino — mais qui sont ici plus vacillantes et dangereuses que jamais puisqu’elles caractérisent autant ce jeu de regard et de désir que les personnages ont l’un pour l’autre mais aussi celui d’un regard plus assassin et franc, introspectif quant à leurs situations, et dont l’accélération renvoie tant à l’absence du désir sexuel (faute de stimulation professionnelle) qu’à sa constante remise en question. En réalité, ce caractère saccadé voire éprouvant nourrit une étrange finalité, l'ultime but des personnages : le désir de vivre, tout simplement, qui nécessite d’être poussé à bout pour ressortir de plus belle. Le match terminal en est la meilleure incarnation quand, alors que les corps sont prêts à se décomposer par un tennis trop intense et que les relations sont irrémédiablement altérées, l’image se réinvente en permanence, le point de vue basculant du côté de la balle de tennis en virevoltant de part et d’autre, le terrain, lui, flotte et les joueurs sont enfin maîtres du jeu et s’épanouissent à corps perdus.

Cette quête d’exaltation prend un atour des plus sensoriels par l’exceptionnelle partition du duo Trent Reznor & Atticus Ross, qui signent une bande originale dans un style rarement vu au cinéma. Cette house de boîte de nuit va au film comme un gant au point qu’il semble s’être calé dessus plutôt que l’inverse. Les moindres regards ou les échanges (de paroles ou de balle) comme les moments plus frénétiques du montage ou les mouvements de caméra vivent au rythme de la musique pour une intensité décuplée, notamment durant les différentes manches de tennis, où la musique brise le silence, contrairement aux scènes de dispute où elle embrasse les forts échanges de paroles. Peu étonnant pour un film qui joue tant sur la sensualité d’être accompagné par une musique dont l’effet invite à la danse et à la sudation collectives. Mais elle fait aussi écho à un certain sentiment de frustration dû à l’expérience en salle, assis, tant l’impossibilité de réagir corporellement face à la bande originale rappelle le faux contrôle qu’exerce Tashi sur les deux garçons, un contrôle qui s’écroule devant l’imprévisible.

Selon Tashi, le tennis est une relation qui, quand elle fonctionne, ne les fait plus exister. Toutefois — et c’est particulièrement notable sur la fin –, cette existence trouve une autre expression (par des plans à la première personne, la sueur qui dégouline...) les inscrivant dans un univers parallèle (ils sont seuls, dans un terrain flottant). Le tennis n’est pas le cœur du récit — Art est prêt à jouer et tape une balle avant que le montage le coupe et que le match se retrouve en bruit de fond sur une télé pour être étudié sans trop être compris — ni de la vie du trio mais sur ce match décisif tout change, le sport reprend sa place centrale, notamment dans sa dimension physico-sexuelle. Car aussi chargé qu’il soit en puissance sensuelle, Challengers est loin d’être explicite, réservant toute son ambiguïté pour le tennis et ses mouvements. Tout devient suggestif sous l’œil de Guadagnino : les gémissements résonnent, les différents fluides coulent sur la caméra, les échanges sont chargés d’intensité... Jeu, sex/t et match : le tennis redevient le seul moyen d’expression sentimentale et corporelle de personnes qui avaient perdu cet horizon par la force des choses, comme une libération. On en sort avec l’envie de prendre les raquettes et de faire frémir les balles.


Pierre-Alexandre Barillier

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