Critique du film Cadavres Exquis

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Par Super Seven

le 25/01/2023

SuperSeven :

Cadavres Exquis : le prix de la vérité

Habitué des films politiques, relatant sans détours des périodes les plus sombres de l’Italie, Francesco Rosi a été mis à l’honneur ces derniers mois à travers une rétrospective à l’institut lumière, s’achevant ce mercredi 25 janvier, ainsi que par la ressortie nationale – pour les plus chanceux – de certains de ses films, dont Cadavres Exquis.

S’il part parfois d’évènements historiques réels – Salvatore Giuliano ou encore L’affaire Mattei en tête –, Rosi se base ici sur un roman policier intitulé Il contesto, qu’il ancre dans une période de l’histoire italienne pleine de secrets, de corruption, de jeux de pouvoir entre politiques et mafiosi… Un premier élément d’adaptation non négligeable, puisque Leonardo Sciascia, l’auteur du livre – publié en 1971, soit en plein moment post-révolution de 1968, et porté à l’écran dès 1976 –, était aussi un homme politique issu de l’équivalent italien du parti socialiste. Le changement de titre par Rosi n’est pas anodin non plus, exprimant d’entrée son caractère polémiste et vindicatif.

Le cadavre exquis est en effet à l’origine un jeu d’écriture collectif inventé par quelques écrivains surréalistes, dont le but est de faire composer une phrase à plusieurs personnes sans qu’elles ne puissent prendre en compte les mots précédemment proposés par les autres personnes. Certes, la phrase ressemble à quelque chose, écrite collectivement, mais sans aucun sens, permettant ici un parallèle – évident s’il en est – avec une vérité maquillée par plusieurs personnes, et enveloppée dans de jolis mots sans pour autant que ceux-ci n’aient de signification.

Or, là réside le cœur de l’entreprise de Rosi : la recherche de la vérité. Elle tombe sous le sens, puisqu’il s’agit d’un film d’enquête avec un inspecteur – Amerigo Rogas, campé par Lino Ventura – comme protagoniste, mais la toile se tissant autour de ce dernier au cours du récit la rend des plus complexes, entre manœuvres politiques et corruption de hauts fonctionnaires. Rogas mène alors un jeu dangereux, voulant démontrer de sa foi en l’intégrité du système qu’il représente, et se met ainsi à incarner une menace pour ceux qui cherchent à étouffer la vérité qu’il veut exposer. Si l’intrigue peut dérouter, elle permet un transfert dans la peau de l’inspecteur, à qui des informations sont dissimulées et qui peine à suivre le fil de sa propre enquête.

Cette tension, palpable à l’écran, est le reflet de celle politique qui anime l’Italie entre les années 60 et 80, période aujourd’hui communément appelée les « années de plomb » (en référence au film de Margarethe von Trotta qui fait écho à la même situation en Allemagne). Ainsi, dans un climat social particulièrement agité, avec une monté du communisme au cœur d’une Italie historiquement fasciste qui doit se reconstruire après la guerre, de nouveaux mouvements politiques forts émergent. D’un côté, la « stratégie de la tension » préconise de lancer de « faux attentats » afin d’alimenter la violence sociale et favoriser la montée au pouvoir d’un gouvernement autoritaire, de l’autre les partisans du « compromis historique », manœuvre visant à faire s’allier en secret le Parti Communiste Italien et la Démocratie chrétienne, afin de permettre au PCI d’entrer au gouvernement pour apaiser les tensions tout en gardant une main sur cette nouvelle liaison.
Cadavres Exquis se nourrit de ce contexte pour dénoncer les magouilles des politiciens, n’ayant guère de considération pour le peuple – quelque soit leur bord –, mais aussi la place bien trop importante de la mafia dans les hautes sphères italiennes. Au milieu, Rogas n’est ni un révolutionnaire, ni un vendu, mais pense pouvoir contourner l’Omertà, finissant par subir au nom de ses idéaux les conséquences d’une machine qui broie ceux qui croient encore naïvement en la valeur de la vérité.

Un sombre récit qui tutoie la grâce par les subtilités de mise en scène de Rosi, où le moindre détail de décor attire l’oeil pour questionner sur la probabilité d’un nouvel indice. On ne sait alors pas vraiment si l’on entre dans un état de paranoïa du fait de l’ambiance régnant, ou si l’on se rend compte avec le personnage du piège auquel on est pris.
La photographie de Pasqualino De Santis est aussi particulièrement froide, rappelant d’autres films italiens de cette époque comme Le conformiste de Bertolucci, ou encore certains Melville tels que L’armée des Ombres ou Un flic. Comme si l’après guerre et les récits gardant en toile de fond la menace fasciste nécessitaient une sobriété glaciale pour souligner leur propos (ce qui pour les films suscités fonctionne plutôt très bien).

En parlant de Melville, difficile de ne pas mentionner l’extraordinaire performance de Lino Ventura, incarnant à la perfection ce détective idéaliste mais aussi un peu largué, faisant preuve d’une grande subtilité de jeu puisqu’il trouve toute la force de son émotion dans les silences et les regards. L’absence de finesse du réquisitoire qu’est Cadavres Exquis n’atténue pas son efficacité contre les puissants, avec une note de fatalisme en conclusion nous mettant en garde sur le fait que rien de tout ça n’est vraiment terminé, et que « la vérité n’est pas toujours révolutionnaire ».


Pauline Jannon

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