Critique du film Borom Sarret

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Par Super Seven

le 15/01/2023

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Sembène Ousmane aurait eu cent ans le 1er janvier 2023. En 1963, il présentait son premier court-métrage Borom Sarret, contenant déjà tous les thèmes de son cinéma à venir et reflétant la pensée d’un grand homme. Sembène, premier cinéaste africain filmant des africains, mais d’abord écrivain, semble réaliser ce film moins pour raconter une histoire que pour offrir une analyse subtile et un regard sur la société sénégalaise de son époque. Borom Sarret, nom wolof des conducteurs de charrette, présente les déboires de l’un d’eux qui propose de conduire ses concitoyens où ils veulent alors même qu’ils finissent souvent par abuser de ses services sans le payer. Récit prétexte afin de pouvoir voyager dans l’architecture très diverse de la ville ou représenter l’impossibilité de franchir certaines frontières, entre les quartiers riches et les quartiers pauvres, d’observer la population déambulant dans les rues, des mendiants aux représentants de l’Etat, dans un geste quasiment documentaire. En peu de temps, Sembène met en germe tout ce qui sera développé longuement dans le reste de sa riche filmographie : les rapports de classe, le motif de la perte, la place de la femme, et finalement une vision cynique de l’homme, ayant perdu toute intégrité, obnubilé par l’argent et ne pensant qu’à soi.

Ce qui est remarquable est que ce court-métrage, œuvre d’un débutant, offre déjà plusieurs leçons de cinéma. Tout d’abord, il montre comment surmonter le problème d’un tournage amputé d’une contrainte technique importante, l’impossibilité d’enregistrer les voix en son synchrone, alors même que la parole est centrale dans l’histoire, du film et de l’Afrique ; Sembène n’aura de cesse de représenter le combat de la parole qui se joue au Sénégal entre le français et le wolof. Plutôt que d’opter pour une post-production atténuant le décalage entre l’image et le son, il choisit de l’accentuer en utilisant uniquement des voix off en retard ou en avance sur l’action pour représenter les pensées de ses personnages mais également leurs dialogues. Sembène assume la contrainte et se sert de ses potentialités : les communications à autrui sont toujours entendues depuis l’intérieur, comme si nous n’avions jamais accès à ce que l’autre reçoit, de l’extérieur, mais uniquement à ce qu’un « je » donne. Un procédé qu’il reprend dans La Noire De…, son premier long-métrage en 1966, afin d’illustrer la difficulté de communiquer entre les hommes, notamment d’origines différentes – comment communiquer dans une langue imposée par des colonisateurs ? –, donnant la sensation qu’ils ne peuvent jamais se comprendre qu’eux-mêmes. L’adhésion à ce parti pris est telle et si rapidement évidente que nous en venons plutôt à être surpris lorsque les lèvres et le son correspondent.

Toutefois, l’autre leçon enseignée par Borom Sarret porte sur la réalisation d’un film politique, entreprise très délicate, ayant de plus en plus tendance à tomber dans la caricature dans le cinéma actuel. Sembène propose une approche fine et dépendante d’une vision de l’humanité globale. Les questionnements politiques sont traités davantage comme des problèmes universaux et non comme des problèmes d’actualité. L’humanité est ainsi perçue divisée entre oppresseurs et opprimés, catégories poreuses au sein desquelles l’homme peut facilement passer de l'une à l’autre. Ce Borom Sarret, toujours au service des autres, dans la donation de soi, finit par succomber à une course interdite mais bien payée qui le conduit à sa perte. Sembène parait alors toujours postuler l’égalité entre les hommes mais par le bas, promulguant qu’aucun n’est meilleur qu’un autre, que tous peuvent être mauvais et vils. Un espoir persiste tout de même, les femmes – celle de Borom Sarret s’avère être la seule capable de nourrir son foyer –, dont les droits seront aussi mis à l’honneur dans son dernier film, Moolaadé, sur l’excision. Borom Sarret débute sa filmographie et annonce déjà sa fin.


Léa Robinet

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