Critique du film Bellissima

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Par Super Seven

le 15/02/2024

SuperSeven :


Souffrir pour être belle

Des cris, des pleurs, du brouhaha incessant… tel est l’envers du décor du cinéma que dépeint Luchino Visconti dans Bellissima, fable amère où une femme des classes populaires cherche à tout prix à faire remarquer sa petite fille dans un casting pour un film.
Loin des séquences étirées qu’il ne craint d’ordinaire pas (on pense, entre autres, au Guépard, à Senso ou encore Mort à Venise…), il privilégie ici un rythme effréné, marqué par la mouvance incessante de cette mère qui ne supporte pas de rester en place, comme si renoncer à s’agiter était un aveu d’échec, et une acceptation de sa condition misérable.

Cette perpétuelle cohue résulte d’une part de Maddalena (Anna Magnani), matrone qui ne se laisse en aucun cas marcher sur les pieds et se donne tant bien que mal les moyens d’atteindre ses ambitions, mais aussi de ceux qui l’entourent, entravant ou ralentissant son parcours tels des parasites ou des épines sous le pied. Il y a son mari qui l’astreint à travailler pour payer le loyer et se place en opposition constante avec ses projets ; les assistants du film qui font tout pour se faire remarquer par le réalisateur oubliant ainsi tout principe et professionnalisme ; la professeur de théâtre qui envahit l’espace vital de la famille ; le jeune homme qui la séduit pour mieux la manipuler ; enfin, les femmes de l’immeuble, qui croient dû d’être les premières averties de chaque nouveauté dans la vie intime des résidents.
Bellissima est donc davantage l’histoire d’une femme face à son environnement que celle de sa petite fille qui subit, malgré elle, les mouvements familiaux et sociaux, sans un mot à dire ; on ne l’entend d’ailleurs quasiment pas parler, bien qu’elle soit en âge de s’exprimer. C’est pourquoi Visconti ne dérive jamais de la trajectoire de Maddalena, seule bellissima qui compte finalement ici, dont les gros plans sur son visage contrastent avec ceux, plus larges, saturés de foule en mouvement au point d’en être étouffant. C’est elle, l’actrice, toujours prête pour un close-up qui ne vient jamais.

Regard logique du cinéaste, alors déterminé à faire de Magnani sa tête d’affiche, après qu’elle ait dû renoncer au tournage des Amants Diaboliques et qu’elle l’ait subjugué dans Rome, Ville Ouverte de son compatriote Roberto Rossellini. Pourtant, après deux longs-métrages purement néoréalistes (La Terre Tremble, en plus du déjà cité Les Amants Diaboliques), Visconti dévie ici du courant qu’il a participé à fonder – dont l’esthétique continue tout de même d’imprégner sa mise en scène, notamment dans la façon de filmer les errances extérieures des personnages dans les vastes étendues grises et tristement vides des quartiers populaires de Rome – afin de dresser un portrait de femme plus intime, confronté à un antagonisme plus ciblé bien que le vice soit épars.

L’industrie du cinéma qu’il dépeint est impitoyable, hypocrite et artificielle. Une description peu anodine quand on sait que Visconti fait partie des auteurs ayant tourné le dos au cinéma de studio, et par extension à la toute puissante Cinecittà, pour aller vers le réalisme social qui se tourne depuis la rue. Bellissima a toutefois quelque chose d’un retour sur lui-même, à travers la figure cruelle du réalisateur qui ne s’enquiert guère des émotions des petites filles à qui il fait passer des bouts d’essai, lui qui cherche simplement un poupon à manipuler à sa guise pour le bien de son film.
Cet univers de désillusions intervient comme un contrepoint aux films hollywoodiens qui content eux-même l’envers de la machine à (briser les) rêves. Difficile de ne pas penser à Une étoile est née (dont la première adaptation par William A. Wellman date de 1937) ou encore à Daisy Clover (sorti plus tard, avec Natalie Wood dans le rôle titre), qui répondent au schéma classique du rise and fall au sein d’une industrie corrompue et manipulatrice. Chez Visconti, point de “rise” puisque la route vers le sommet est d’emblée accidentée au pied de la montagne ; malgré les efforts incessants de la mère, la fille de Maddalena n’a pas plus de chance qu’une autre, et aucune main n'est prête à se tendre avec une autre intention que la violence. Il ne reste alors que la chute, symbole d’une Italie en crise où les individus sans perspective d’avenir luttent face à l’effondrement social, familial et personnel.

C’est sans doute pourquoi, malgré ses penchants agaçants voire détestables, son entêtement à imposer à sa fille une carrière qu’elle ne décide pas, il est difficile d’en vouloir à Maddalena. Abusée par son mari et par la vie, elle s’efforce de maintenir sa situation en travaillant d’arrache pied, se rendant à chaque projection de cinéma sur la place du village en étant capable réciter à tout instant les lignes de dialogue de Burt Lancaster, avant d’être trahie par la seule chose qui lui offre un échappatoire. Comment en vouloir à une femme qui renonce à tant, pour que sa fille n’ait pas à connaître le même sort qu’elle ?


Pauline Jannon

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