Critique du film Beau Is Afraid

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Par Super Seven

le 24/04/2023

SuperSeven :


L’ODYSSÉE SELON MA MÈRE

Hérédité (2018) et Midsommar (2019) avaient révélé avec fulgurance un auteur qui deviendrait, aux yeux de beaucoup (nous les premiers, chez Super Seven), un des plus talentueux de sa génération, et à n’en point douter, le plus intéressant de l’écurie star A24. Sous un emballage horrifique, les deux films déroulaient avec succès une entreprise de fascination cauchemardesque, insidieusement. Névroses familiales pour le premier, névroses conjugales pour le second, se trouvaient mêlés à des tableaux grotesques de mort comique, où l’effroi se retrouvait toujours voisin du ridicule.

C’est ce pari que Beau is afraid pousse à l’extrême. Ce mastodonte de trois heures, au budget inédit (pour l’auteur comme pour la firme), a déjà ceci d’infréquentable qu’il envoie bouler avec malice tout signal de genre. Dans l’épopée surréaliste de Beau, quinqua anxiodépressif interprété par Joaquin Phoenix, pour retrouver sa mère toxique à quelques heures de chez lui, tout est vision d’horreur mais rien n’est horrifique. C’est d’ailleurs par pure adéquation à son regard que l’on déambule avec lui dans ce monde vicié, ultra-violent, ultra-dangereux jusqu’à l’absurde. La première partie, en forme de home invasion, joue malignement avec la panique bourgeoise de l’insécurité urbaine, la dimension névrotique de la propriété privée. Revoir Phoenix évoluer dans un paysage new-yorkais crasseux et débauché rappelle la formation d’un autre mythe anti-héroïque, le Joker de Todd Philips, auquel il est improbable qu’Aster n’aie pas pensé. Or, à partir de ce premier décor archétypal, Beau ne fera que traverser des grands lieux communs de la fiction occidentale : le mélodrame d’une famille banlieusarde parfaite endeuillée par la guerre, le film de procès, la comédie romantique et même le conte de fées au travers d’une séquence d’animation.

Beau is afraid a l’air, de l’extérieur, d’un grand chaos formel d’auteur démiurge, sous forme de psychanalyse lourde d’un esprit diffracté, comme on a pu voir récemment de la part de certains auteurs, du côté de Netflix notamment, et souvent sans succès (Je veux juste en finir, Blonde, Bardo). Aster est en réalité plus fin que ça, justement parce qu’il s’amuse toujours de la dimension clicheteuse des régimes de références qu’il convoque, la psychanalyse la première. Le récit fait tournoyer avec monomanie tous les signaux freudiens, du symbole phallique à la mère castratrice dans un rapport œdipien. Il opère en réalité sur un mode dual, trouvant à la fois un moyen d’éplucher la psyché de son personnage de fait, mais aussi de retirer toute la substance grotesque du récit psychanalytique en cela qu’il serait devenu malgré lui un folklore.

Ce serait se tromper gravement de réduire Beau à un délire désordonné, justement car, au-delà-de tourner en rond sur les mommy issues de son personnage, il observe surtout la mise en récit d’une histoire personnelle et familiale. Le rapport de Beau au réel – et donc du film lui-même, qui semble examiner son inconscient – n’est pas anarchique une seule seconde, mais strictement structuré par une série de mythes et de fictions avec un soin clinique. De même, Aster n’a jamais eu un rapport vaporeux au symbolisme, là où chaque objet, chaque élément de décor est signifiant, mais dans un mode d’écriture tout à fait cartésien. Par exemple, Beau se saisit dès les premières minutes d’un bibelot sous forme de vierge à l’enfant. On peut grogner l’instant même de se voir asséner lourdement le signal d’une métaphore christique à venir. Aster prend ce poncif à revers en signifiant aussitôt que Beau est juif – dérèglement génial puisque l’objet est dépouillé immédiatement de toute dimension transcendantale, il n’y a désormais dans son regard, et le nôtre, que l’image d’une mère portant son fils. Signal de récit, signal symbolique, contexte, sens : la mécanique d’écriture et de composition d’Aster introduit toujours, en catimini, chaque élément de l’intrigue avant qu’il ne soit employé dans la narration. Il y a peut-être l’héritage de ses deux films d’horreur, en forme de roller coaster, pour lesquels il posait lentement, méticuleusement des mines au cours des deux premiers actes pour les faire exploser au troisième. Or, Beau est en mouvement du début à la fin, dans un récit d’une densité éprouvante. Sous sa littéralité criarde, hystérique, ses totems grotesques et son grand-guignolesque, le film déroule en fait mille autres choses, parfois en une seconde, au simple détour d’un geste ou d’un objet. Là est son luxe : de savoir manier aussi bien les signifiants minimalistes que les effusions formelles.


La scène de confrontation avec la mère, tant attendue, tant ajournée, qui arrive comme une jaculation verbeuse entre Phoenix et une Patti Lupone plus-camp-que-ça-tu-meurs, résume bien le double-jeu malicieux à l’œuvre depuis le départ. La manière ultra-prosaïque qu’ont les deux personnages de se dire leurs quatre vérités, le mauvais goût assumé de la logorrhée dramatique, nous perdent dans un entre-deux inconfortable, quelque part entre Sonate d’automne et le soap opera.

Voilà le jeu auquel Aster s’essaie plus que jamais tout au long de son Beau is afraid : la perversion de lieux communs par l’infusion incongrue d’éléments morbides, puis l’entrechoquement de régimes esthétiques incompatibles. Mais à quelle fin ? En trois films, il est devenu évident que son ambition reine est de faire naître l’émotion du paradoxe : rendre tour à tour terrifiant, répugnant, étrange, drôle ce qui ne l’est pas dans le lieu commun. Du soleil radieux de Midsommar aux pots de peinture rose et bleu pastel qui deviennent des instruments de mort dans Beau, il trouve là sa signature horrifique mais aussi sa signature comique. Puisque chaque situation, chaque tableau se trouve plus glauque et anxiogène dans le regard du personnage, s’exprimant ainsi à l’écran, le film rit souvent très jaune face à l’omniprésence du macabre. Ce faisant, il laisse place sporadiquement à un amusement plus tendre, plus empathique face à la condition de ce garçon si jouissivement malmené, évitant ainsi l’écueil du récit guérissant ou thérapeutique. En employant la névrose, Aster a la finesse de ne pas chercher au cinéma sa solution, mais bien du potentiel créatif, du sens, de nouveaux amalgames. Et il le fait bien.


Victor Lepesant

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