Par Super Seven
SuperSeven :
FAITES QUE ÇA CONTE.
Un éléphant défèque sur la caméra et, de surcroît, sur son spectateur : voilà l’entrée en matière offerte par Damien Chazelle. S’en suit une grande soirée où des protagonistes se rencontrent, des tas — littéralement — de cocaïne sont sniffés, l’éléphant en question s’invite à la fête et les trompettes des musiciens sonnent l’apocalyptique décadence qui envahit le grand manoir d’un producteur exécutif. Au bout de cette nuit, un titre apparaît : BABYLON. Vous n’êtes pas convaincus ? Parfait, il reste deux heures trente de film.
Effectivement, l’introduction du film peut faire douter quant aux véritables ambitions de Damien Chazelle avec Babylon. Serait-ce une œuvre excessivement vulgaire pour effacer l’image d’enfant sage qui colle à la peau du metteur en scène depuis le triomphe engendré par la sortie de La La Land ? Si la presse américaine semble de cet avis, nous sommes tentés d’en dire le contraire.
Le titre donne déjà des indices sur l’intention : il est question d’orgueil et de vice. Si, dans Once Upon A Time... in Hollywood, Quentin Tarantino s’amusait à idéaliser la période des années 60, une époque qu’il a connu et dans laquelle il a grandi, Damien Chazelle n’a pas cette envie : ce tournant précis de l’histoire du cinéma n’a rien de glamour et d’envieux à ses yeux. Puisque là où Tarantino se basait sur des souvenirs et des films, le réalisateur de Babylon a une approche plus anthropologique, une certaine approche historique à laquelle il mêle personnages fictionnels, événements créés de toute pièce et surtout l’impact de cette fiction sur le réel. Car finalement, n’est-ce pas cet impact précis du cinéma sur notre réalité qui en fait sa beauté ?
Le réel amour de Damien Chazelle ici est celui qu’il porte à ses personnages. Babylon en est d’ailleurs une véritable usine, tant ceux-ci sont nombreux, au point qu’on pourrait estimer que cela dessert l’entreprise. Tous ne sont pas autant étudiés et fournis que les trois principaux “acteurs” de la fresque dépeinte, mais cette grande palette d’humains que le spectateur rencontre tout du long recentre le tragique sur ce trio. Les autres ne sont toutefois pas en reste : tous ou presque ont droit à une ou plusieurs vignettes les mettant en scène ; on peut citer de superbes scènes mettant en lumière Samara Weaving, Tobey Maguire — qui produit également le film —, Li Jun Li, Spike Jonze, P.J. Byrne mais surtout Jovan Adepo, particulièrement dans une scène déchirante invoquant un tabou de notre époque.
Pour autant, ce sont bien les têtes d’affiche qui brillent dans Babylon. Si Diego Calva tient ici son premier rôle au cinéma et porte le film sur ses épaules — une vraie prouesse pour des débuts tant l’ambition est de taille —, c’est bien Margot Robbie qui trouve ici son plus beau et grand rôle. Incarnant un ersatz de Clara Bow — la tragique It Girl de l’Hollywood de ces années-là —, il est amusant d’appréhender le film en voyant à quel point le script a pu être écrit pour elle et que les scènes où Nellie LaRoy (son personnage) dévoile son jeu est autant fait pour la protagoniste que pour son interprète. De même pour Brad Pitt, qui prête son charisme et look d’ancienne star au plus grand acteur de la période muette, Jack Conrad. Et derrière un visage, une prestance, Pitt révèle une véritable vulnérabilité à une figure plus grande que nature, une certaine émotion qui touche parfaitement le thème de Babylon : les hauts et les bas de l’industrie hollywoodienne et de ses acteurs majeurs.
Les trois heures d’apparence conséquentes — malgré une durée moyenne de métrage qui grimpe drastiquement ces dernières années —, filent à toute vitesse tant Damien Chazelle met particulièrement bien en scène son script surchargé. Ne perdant jamais une fluidité assez admirable, Babylon ne semble jamais long et navigue à travers ses scènes, ses personnages et ses décors avec une précision remarquable. La caméra de Linus Sandgren — son directeur de la photographie depuis La La Land, qui lui a valu l’Oscar — n’hésite pas à se recadrer et à user du plan-séquence dans un soucis de rythme et de divertissement pur. Cet alliage d’émerveillement et d’ambition n’est pas que le fruit de la mise en scène réfléchie de Chazelle, mais aussi celui de son “entourage” technique et créatif, convoquant un état d’esprit proche de celui des productions d’antan.
Tout ce que le spectateur peut voir et entendre est hallucinant, à l’image des décors très soignés qui peuvent même se cumuler à l’écran. C’est là que l’on voit le réel impact qu’Intolérance de D.W. Griffith a pu avoir sur le film de Chazelle et le travail de Florencia Martin, cheffe décoratrice de Babylon. Des décors et champs grandiloquents sur lesquels sont tournés les films dans le film, au manoir bordélique rempli de marionnettes et de statues dans lequel se passe l’entièreté du premier acte, chaque travail de l’habillage des environs du cadre est fabuleux. De même pour les costumes — énorme travail de Mary Zophres —, colorés et amenant une touche d’actualité sur des habits d’époque, à l’instar de la modernité de l’approche de Chazelle sur cette histoire centenaire.
Malgré cette débauche collective d’énergie, difficile de ne pas isoler l’immense travail de Justin Hurwitz pour la bande originale. Sur sa belle heure et demie de compositions, Hurwitz appelle à l’émerveillement, la sensualité, la colère et la douce mélancolie. En reprenant plusieurs fois des thèmes principaux qu’il a écrit, il les déplace subtilement pour décupler la puissance des images que Chazelle lui offre, tout en jouant parfaitement sur la corde sensible du spectateur. En découle une certaine ambivalence, entre l’envie d’une plus grande présence de Justin Hurwitz à la composition de film et cette joie de retrouver ponctuellement l’alliance parfaite entre un grand metteur en scène et son alter ego compositeur, qui se font rares et exclusifs depuis leurs années facs.
Les inquiétudes énoncées à l’annonce du projet n’ont donc finalement pas lieu d’être, encore moins celles d’une redite de Chantons sous la pluie, puisque Babylon s’inscrit comme un geste cinématographique de haute volée de la part de Chazelle. Là où le grand classique hollywoodien jouait d’un pan de l’histoire du cinéma pour amuser et émerveiller son spectateur, Babylon amène plutôt à une réflexion déjà présente dans Nope de Jordan Peele, dont nous avions déjà parlé, lequel méditait sur cette quête de la gloire et de l’image, en passant notamment par l’image.
En titrant son film ainsi, Chazelle montre le tragique de ces êtres voulant toucher les cieux, de personnages qui veulent que ce qu’ils font compte. A l’image du personnage de Michael Wincott dans Nope, Jack, Manny et Nellie ont sacrifié une vie pour la sainte image : si eux sont très vite tombés plus bas-que-terre, leurs films et l’histoire qu’ils ont créée resteront. Une réflexion magnifiquement montrée dans la belle et étrange séquence finale et son montage kaléidoscopique : pleurs, mélancolie et émouvante beauté des images qui, certes, défilent, mais resteront éternelles contrairement à ceux qui les ont créées. Si l’on a souvent lu que le film de Chazelle aurait pu s’appeler “Il était une fois à Hollywood”, nous serions plutôt tentés de le nommer : Toute la beauté et le sang versé.
Pierre-Alexandre Barillier