Critique du film Astrakan

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Par Super Seven

le 06/02/2023

SuperSeven :

Passé compoté

Grammaire intrigante que celle d’Astrakan, premier long-métrage de David Depesseville, tableau naturaliste du quotidien difficile d’un jeune orphelin nommé Samuel, placé en famille d’accueil dans le Morvan. Prenant le nom d’une texture, Astrakan a pour programme de suivre le personnage au diapason de son expérience sensitive. Au menu, inclusion de sa silhouette dans une nature panthéiste, impressions multiples (mais globalement pudiques) des premiers émois sensuels, signification de ses états d’âme par l’état de sa digestion, et tout cela sur un 16mm granuleux – sacro-sainte manifestation filmique de la chair et de la matière mémorielle.

Le réalisateur lui-même résume synthétiquement son intention à un « bain de sensations », au détriment du récit, de surcroît – cela en découle – au détriment de toute psychologie, voire de facto de tout sentiment ; mais surtout, plus étonnamment, au détriment même de l’historicité. Il faut comprendre que, comme souvent lors d’un vœu pieux de dépouillement naturaliste, le film nous signifie studieusement ce qu’il n’est pas. Il n’est pas narratif au-delà d’entremêler des chroniques épisodiques ; le point de vue, celui de Samuel, n’est pas ancré sur le plan dramaturgique puisque le personnage est mutique et quasiment apathique ; l’époque du récit n’est pas définie, Depesseville brouillant très vite les pistes avec des marqueurs incompatibles. Une fois ces futilités narratives évacuées, Astrakan doit pouvoir, suivant ce trope, se concentrer sur son intérêt primaire : la sensation.

Voilà un édifice qui serait intéressant s’il était fonctionnel en pratique. Astrakan tombe violemment dans son propre piège : celui de l’indéfinition. La temporalité est le premier révélateur de cet écueil. Le flou posé sur la diégèse appelle à se faire bercer par un intemporel intuitif, mais chaque marqueur se trouve être signifiant malgré lui, du plus simplement anachronique (des smartphones au temps de la DDASS) au plus lourdement évocateur. En cela, l’alternance des époques, l’addition de moult postures vis-à-vis du souvenir créent de la dissonance là où l’auteur cherche à créer de l’organique. Cela amène à chercher du sens, là où l’on devrait se laisser bercer par l’évidence. Cette indéfinition se ressent en particulier dans l’omniprésence d’une tradition rurale : sans avoir nécessairement disparu, elle renvoie à un archétype reconstitué et, en un sens, volontairement fantasmé. Et il se voit incorporé à des références présentes sans qu’il en soit fait cas, comme si l’amalgame pouvait ne pas être un problème de cinéma en lui-même. Comme s’il pouvait démanteler sa diégèse et lui faire prendre corps dans un même mouvement. En l’occurrence, Maurice Pialat évoquait déjà en 68 ce même régime d’imagerie dans son premier long-métrage, L’Enfance nue, pour aborder un phénomène propre à son présent : l’orphelin-titre, un enfant du siècle, faisait la jonction entre le monde moderne, en hors-champ, et une ruralité ancestrale de fait – et non par postulat de reconstitution.

Au-delà de ça, cette Enfance nue est, à bien des égards, une épine foutrement aiguisée dans le pied d’Astrakan. Il y a pire mentor que Pialat, certes, mais se placer dans une relation aussi ombilicale vis-à-vis d’une seule œuvre est un pari voué à l’échec. Ils partagent évidemment leurs thématiques et leur exécution narrative, mais tout chez Depesseville (l’écriture en semi-retrait de son personnage d’enfant terrible, le dispositif de mise en scène, le décor, la texture même de l’image) semble marcher dans les pas de son aîné. Cela va sans dire que la comparaison lui fait défaut, mais cela devient pathologique dans la mesure où la filiation reste un éléphant dans la pièce, peu ou pas assumée puisque jamais directement employée pour faire sens. Depesseville qui œuvre d’abord à ne pas situer le spectateur finit par le laisser mariner dans une contrée hybride, mais précisément localisée : à l’intersection de la France de Pialat – en l’an 1968 – et du fantasme de cinéma qu’elle provoque chez lui. Avec un tel problème de digestion (analogue aux tribulations scatologiques de ce pauvre Samuel), il confirme son diagnostic : une incapacité à définir sa perspective généalogique – entre convocation du souvenir pour aborder ses répercussions sur un état présent, et l’obsolescence évidente de la société qu’il dépeint.

Aussi égaré dans ses références et sa temporalité, il a bien du mal à faire tenir le reste debout, à commencer par son jeune interprète principal, Mirko Giannini : pas fondamentalement faux mais passif et hasardeux, comme égaré malgré lui devant la caméra sans direction. Aussi, si Jehnny Beth et Bastien Bouillon arrivent à composer des personnages cohérents, à force de méthode et de références, c’est bien parce que la tâche ingrate revient à ce pauvre récipiendaire du rôle de Samuel, volontairement peu « écrit » au contraire des deux autres. Comment peut-il, du haut de ses douze ans et de son amateurisme, incarner quoi que ce soit sans accompagnement, et sans même pouvoir user d’une hexis instinctive ? Entre autres lieux d’indéfinition, il n’a pas le droit de se laisser être un enfant du siècle, ni tout à fait un enfant du passé.

Alignées si maladroitement, les différentes thématiques – de la difficulté de faire famille à la découverte du sentiment amoureux – s’en retrouvent engoncées dans leur vœu d’universalité et d’intemporalité. Même lorsqu’un instant sonne juste, il peine à résonner structurellement au sein d’un dispositif défaillant, et ne reste que le sentiment d’avoir vu le même frissonnement auparavant (chez Pialat et bien d’autres) dans des œuvres qui réussissaient bien mieux à faire corps.

Il faut relever, cependant, que Depesseville s’émancipe de ses handicaps (ses contraintes formelles et ses références) dans le dernier tiers du film ; en faisant infuser l’idée de mort et des motifs fantomatiques, il semble enfin créer des images qui n’appartiennent qu’à lui, tout en s’emparant de son hors-champ, jusque-là bien trop théorique. La vision soudaine d’une voiture accidentée, sur une route au cœur de la nuit au retour de la classe de neige, advient comme une apparition au regard de Samuel. Empruntant à David Lynch son image signature de la route qui défile, la discontinuité du phénomène morbide, moment réellement hors du temps, épouse à merveille l’idée de réalisme onirique qui s’embrayait si mal jusqu’alors.

De même quand le phénomène s’abat, à la fois en rêve et dans la réalité, sur le personnage de l’oncle : il tend douloureusement le miroir d’un motif de la perte, inhérent à l’orphelin, et fait enfin de sa blessure un réel motif esthétique. D’un revers surprenant, Depessevile extrapole immédiatement ce pas de côté vers l’abstraction, puisqu’il fait bouillir et brasse tous ses micro-symboles – notamment bibliques – dans un final surréaliste de quinze minutes, tout en musique (laquelle était jusque-là absente). Il ne recule devant aucun excès lyrique et figuratif pour signer cette nouvelle donne. S’il se frotte alors au grotesque (mention honorable à l’image de l’agneau sacrificiel découvrant le sein maternel) c’est paradoxalement pour le mieux.

Cette deuxième itération d’Astrakan n’est pas sans maladresse, mais ne souffre pas d’un manque de direction, très loin de là. Si elle permet de confirmer l’ambition de l’œuvre – de raccorder des intuitions stylistiques et temporelles divergentes – cette inventivité finale arrive bien tard et ne sauve pas le métrage de ses indispositions générales. On peut en revanche espérer que ce premier film raté soit la prémisse d’une grammaire complexe et captivante chez David Depesseville, jeune auteur dont il sera sans doute intéressant d’observer l’évolution.


Victor Lepesant

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