Critique du film Asteroid City

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Par Super Seven

le 24/01/2024

SuperSeven :


Asteroid city : à la recherche du soi

“You can’t wake up if you don’t fall asleep” (“Vous ne pouvez vous réveiller sans vous endormir”). C’est par ces paroles que se conclut l’étrange rêverie qu’est Asteroid City, dernier long-métrage en date de l'orfèvre Wes Anderson.
Un conte qui se déploie en plusieurs strates : l’histoire, l’histoire de l’histoire et l’histoire de l’histoire de l’histoire.

Une structure d’apparence complexe, à travers laquelle Anderson prolonge la dynamique d’extrapolation à l’extrême de ce qui le caractérise, déjà à l'œuvre dans The French Dispatch. Certains targuent l’auteur de se “caricaturer” depuis celui-ci, et ils n’ont pas fondamentalement tort puisque, de nouveau, il propose une histoire fractionnée, des couleurs pastels plus vives que jamais, des décors d’une géométrie on ne peut plus nette et que l’on découvre au gré de panotages mécaniques, sans oublier un défilé de personnages – d’une densité presque absurde – incarnés par des acteurs de première classe. Pour autant, cela fait-il de Wes Anderson un simple esthète qui se complait dans sa zone de confort ? La “caricature” doit-elle forcément être vue comme un penchant négatif et paresseux ? Répondre par l’affirmative serait ne prendre en compte que l’histoire au cœur d’Asteroid City (la ville), et considérer le dispositif narratif l’entourant comme de simples fioritures stylistiques. Pourtant, en les regardant de plus près, les différentes couches d’histoires s’imbriquent avec une fluidité et logique qui témoignent plutôt d’un artiste totalement lucide sur son oeuvre, et capable de garder une maîtrise de ses excroissances pour décliner les degrés de lecture du récit entre un premier onirique et jouissif, et un second réflexif à tendance anxiogène. Ce questionnement permanent sur son médium dévoile surtout un artiste en proie au doute, qui cherche à renouveler son approche sans pour autant perdre la sève de son cinéma, le plongeant ainsi dans l’incertitude vis-à-vis de lui-même et de son public. Cela renvoie à l’idée fréquente, chez les cinéastes comme les critiques, du cinéma comme thérapie ; une démarche qui travaille en réalité une réciprocité masquée : les artistes s’adressent à leur public d’une manière pouvant parfois paraître unilatérale, or peut-être y’a-t-il dans ce retour sur soi-même une question d’ego mais aussi une recherche d’une réponse du public pour mieux se comprendre tout en se dispensant de payer une fortune en psychanalyse.
Amusons-nous donc à prendre cette perche tendue par Wes Anderson pour enfiler un costume de thérapeute et offrir une lecture d’Asteroid City basée sur les instances fondatrices de la théorie freudienne.

Tout le monde a, au moins vaguement, entendu parler du “moi”, du “surmoi” et du “ça”, sans forcément comprendre ce que ces termes signifient. Le processus créatif arborescent d’Asteroid City offre l’occasion d'émettre une analogie entre ces notions et l'œuvre unifiant toutes les névroses et obsessions du réalisateur. Partir de la strate la plus enfouie de l’histoire (et donc de la conscience) pour aller vers sa périphérie en épluchant chaque couche, permet de lier chaque étape de la narration à une étape de la création même et ainsi de comprendre l’implicite chez Wes Anderson.

D’abord le “ça”, strate la plus lointaine, symbolisée ici par la pièce elle-même, le récit qui prend place dans la ville déserte d’Asteroid City. Le “ça” est la partie inconsciente d’une structure psychique, au sein de laquelle s’expriment les instincts et les pulsions. Cette couche de l’histoire étant la dernière dans le ruissellement du film, elle n’est en effet pas consciente de sa propre condition de fiction, elle se contente de se dérouler sans recul sur elle-même. Le “ça” peut parfois être désordonné, opaque voire illogique ; que signifie réellement cet alien qui rend visite à deux reprises aux personnages ? Pourquoi Augie s’est-il brûlé la main sur le grill ? Des questions sur lesquelles ni les personnages ni nous-mêmes ne nous attardons trop, les acceptant comme la simple expression desdites pulsions. Le “ça” cherche aussi à gouverner, non pas par égo, mais par attirance instinctive pour le plaisir. Chez Anderson, il s’agit non seulement de la partie qui prend le plus de place, mais aussi de la plus ludique, celle qui ressemble le plus à une “vraie” histoire, sans chercher à se comprendre. Il paraît évident à quiconque connaît son œuvre qu’il ne s’inscrit pas dans une approche réaliste, et sa manière d’exagérer l’artificialité du récit, de créer du génie absurde chez les personnages s'apparente à l’expression de fantasmes. Par exemple, le jeune prodige de la science à qui l’on offre une bourse de recherche prestigieuse évoque cette période de la vie où tout nous semble possible, tandis que le décor factice qu’il installe, décrit par l’hôtelier (Steve Carell) en même temps qu’il est dévoilé plan par plan – presque comme des photographies – relève du rêve naïf et agréable. En allant plus loin, on peut même apparenter les mouvements de caméra et les dialogues théâtraux des personnages à un jeu au sein d’une maison de poupées, où l’on passe d’une scène à une autre parfois sans transition, tout en projetant sur nos personnages nos propres mots.

Malgré tout, un glissement de cet univers idéaliste, aux personnages non conscients de leur statut d’objet, vers un ailleurs s’opère vers la fin de la pièce. Augie s’arrache à sa narration mécanique pour questionner le metteur en scène : “I don’t understand the play” (“je ne comprends pas la pièce”).
Augie transite en réalité vers la couche supérieure : le “surmoi”. Celui-ci s’approche d’une forme de conscience, en ce qu’il prend en compte les choses intériorisées, et entretient un jugement sur lui-même. D’où la présence de Conrad Earp (Edward Norton), le scénariste, qui cherche à améliorer la pièce en temps réel, à modifier son écriture pour parvenir à un résultat plus juste. Schubert Green (Adrian Brody), le metteur en scène, s’excuse dans une lettre de son comportement envers son actrice. Par ces prises de conscience, ce recul, le “surmoi” parvient à une forme de loi intérieure, donc d’organisation du chaos, à l’instar – au hasard – d’un scénariste et d’un metteur en scène qui doivent donner une cohérence à des idées pour offrir un récit tangible au spectateur. Le “surmoi” est donc l’expression de la recherche d’un mieux ou d’une explication. La scène la plus parlante pour illustrer cette idée est celle où Earp consulte un professeur de théâtre et ses étudiants pour essayer de nouvelles approches et franchir une barrière invisible qu’il n’explique pas. Ce niveau de réflexion étant plus froid, plus rationnel, Wes Anderson le traduit logiquement par un passage de l’image au noir et blanc, signifiant la perte d’optimisme concomitante au gain de conscience.
Un état de recherche et de rationalisation certes, mais quelque chose continue d’échapper au “surmoi”, puisque la scène de sommeil collectif voulu par Earp ne voit jamais le jour, ou encore parce que Green, dans sa tentative de rassurer son acteur qui ne comprend pas la pièce, n’apporte aucune explication : il doit juste continuer de jouer (et ainsi se laisser de nouveau aller dans le “ça”).

Ce qui fait le lien entre ces deux niveaux, mais aussi avec la réalité (donc le spectateur), s’incarne en la dernière entité freudienne : le “moi”. Représenté par le narrateur omniscient (Bryan Cranston), le “moi” tend vers l’utile et le rationnel. Il nous donne des explications très factuelles sur la situation (repères temporels, noms et détails biographiques des personnages afin de leur donner du relief) pour favoriser notre compréhension globale et assurer l’existence du récit au sein du monde, et non seulement en son propre inconscient. Ce petit personnage incrusté au sein du décor du “surmoi” peut sembler parasiter l’histoire avec des explications superflues. Il est toutefois l’accroche nécessaire pour ne sombrer ni dans la folie face aux questions sans réponses, ni dans le fantasme.

Bien qu’identifiées individuellement, ces différentes structures ne sont pas indépendantes les unes des autres et peuvent entrer en relation, ou bien émettre des actions qui se répercutent sur les autres niveaux, le tout via des mécanismes plus ou moins clairs. Ce sont les étonnantes incursions du narrateur, dans un noir et blanc qui contraste avec l’univers coloré d’Asteroid City, ou la suscitée “sortie de route” d’Augie, qui opère une mutation de son état de personnage à son caractère d’acteur afin de se faufiler d’une strate à l’autre, et peut-être atteindre un niveau supérieur de conscience. Justement, ce passage d’un réel à un autre est loin d’être anodin, puisque l’on y trouve la scène la plus riche en émotions et peut-être la clé du dispositif freudo-andersonien. Dans son échappée, l’acteur retrouve celle qui devait jouer sa femme dans la pièce (Margot Robbie) mais dont le rôle a été coupé. Ils se remémorent ensemble cette scène tronquée, en somme refusée par le “surmoi”, qui pourtant aurait eu tout son sens au sein du “ça” : une scène de rêve où les deux amants se retrouvent pour parler de l’univers et de leur fils, se concluant par un dialogue présent à un autre moment de la pièce, mais qui prend ici un sens tout à fait différent.

“I hope it comes out.
All my pictures come out”


La traduction de cet extrait est ingrate, puisque “picture” peut aussi bien signifier en anglais “photographie” que “film”, ce double sens n’ayant pas d’équivalent en français.
Ainsi, on peut comprendre cette déclaration au premier degré, avec Augie qui parle de son métier de photographe, tout comme on peut imaginer que ces mots viennent plus directement de Wes Anderson à propos de ses œuvres (après tout, nous sommes plongés dans sa psyché !). Revenons donc à ce dernier : que nous apprend toute cette analyse sur celui à l’origine de l'œuvre ?

Après Freud, Jung poursuit la réflexion sur la structure psychique en ajoutant le concept du “soi”. Le “soi” est l’être qui relie tout, la somme des strates de conscience, permettant ainsi l’individuation de la personne. Comprenez, en l’espèce, qu’il s’agit de Wes Anderson lui-même. Il est à la fois le narrateur (“moi”), le scénariste et le metteur en scène (“surmoi”), mais on retrouve aussi de lui dans chacun des personnages de la pièce (“ça”). Il est ce photographe perfectionniste, cet adolescent qui se pose trop de questions, ce manager d’hôtel bienveillant, cette scientifique marginale et passionnée …
Cette passion brute est sans doute le cœur du cinéma d’Anderson, qui au-delà de son aspect psychanalytique peut aussi se recevoir de manière simple, comme un autre univers dans lequel on aime se perdre. C’est pourquoi on peut aussi choisir de s’abandonner au “ça”, ne pas chercher à comprendre chaque élément, pour se laisser porter par l’émotion inexplicablement pure qui se dégage de chacun des personnages, par la musique onirique d’Alexandre Desplat, par ce voyage interstellaire et intrapsychique. Parce qu’on s’y sent étrangement bien et qu’il nous tarde de connaître la prochaine destination de ces rêveries.


Pauline Jannon

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