Par Super Seven
SuperSeven :
Dire qu’Ashkal est un premier long remarquable est une évidence aussi nette qu’1+1 font 2. Youssef Chebbi a un mérite, celui de ne pas jouer à l’auteur. Son cinéma égrène déjà des thématiques liées à leur contexte de réalisation (la situation politico-topographique de la Tunisie), mais sans jamais tomber dans une quelconque complaisance stylistique. Comme s’il courrait inlassablement après ce qu’il raconte pour mieux le cerner. Ici, un passé on ne peut plus présent, marqué par les bâtiments mi-construits mi-en ruines qui jalonnent la capitale aux projets urbains délaissés après la fin du régime de Ben Ali ; en l’espèce, les fameux Jardins de Carthage. C’est d’ailleurs le point de départ de toute l’intrigue, puisque, d’une immolation ayant eu lieu en 2010 contre la dictature, découle une grosse investigation sur la police à travers la commission « Vérité et réconciliation » – issue de la réelle commission, « vérité et dignité » –, qui se déroule en marge de la recherche active de trois flics autour de cadavres retrouvés calcinés dans les banlieues inachevées.
Une enquête encadrée par les armatures d’immeubles troués, à ciel ouvert, aussi élégants qu’inquiétants – sorte de colosses aux pieds d’argiles –, et par les villas luxueuses laissant poindre une corruption et les terribles inégalités qu’elle alimente. Ce qui commence comme un polar tendu mue progressivement en une œuvre horrifique lancinante, véritable conte macabre sur l’identité fracturée de la Tunisie, que Chebbi scrute avec pudeur et crainte. C’est tout à son honneur, l’observation vénéneuse de la désuétude des quartiers prend le pas – littéralement, dans Ashkal, on marche beaucoup –, et happe le regard qui se perd dans les flammes insondables des « suicides » qui s’enchaînent. Difficile de ne pas pardonner les quelques lourdeurs (ce qui touche au monde policier est parfois grossier) d’un récit maîtrisé de part en part, ne tombant jamais dans l’écueil du brûlot politique, qu’il préfère consumer de l’intérieur.
Ses personnages, une jeune inspectrice, Fatma (Fatma Oussaifi), et son vieux partenaire, Batal (Mohamed Hassine Grayaâ), sont les deux faces d’une même pièce – un pays en pleine crise –, et la première manière d’appréhender la dialectique tranchée mise en œuvre. Ainsi, si elle incarne une génération plutôt idéaliste – son père est d’ailleurs à l’origine de la commission suscitée, ce qui n’aide pas ses relations avec ses collègues –, et motivée à l’idée de changer les choses, lui joue la sécurité, alors qu’il s’apprête à être père une nouvelle fois. L’immobilité de ce dernier, permet à Ashkal d’embrasser les déambulations urbaines de Fatma, dont chaque pas, chaque contact avec le dehors est palpable et donne au récit sa dimension la plus minérale. Arpentant les immeubles, au point d’être enclavée par ces derniers – brillant jeux de travellings extérieurs suivis de panoramiques intérieurs – et de succomber, peu à peu, à l’obsession générée par la silhouette présumée à l’origine des immolations. Il s’agit pour elle de se mettre au diapason de cet environnement étrange, à l’image de sa sieste sur le bitume recouvert de graviers, pour toucher du doigt le mystère qu’il recèle.
Or, c’est précisément dans son opacité que l’énigme d’Ashkal trouve son sens. Moins polar que déconstruction des êtres errant – flics comme habitants – dans les Jardin de Carthage au point de n’en faire que des « silhouettes » (traduction de ashkal), le film de Youssef Chebbi est un abîme dérangeant qui avale tout sur son passage. Il parvient même à nous faire pardonner le pathétique Harka, qui lui a eu les grâces de la sélection officielle au dernier Cannes, en faisant de l’acte d’immolation non pas un vulgaire cri de rage concluant un récit balisé, mais bien l’âme d’un peuple en souffrance. Disons-le sans faillir, pour un premier long, ça ne manque pas d’audace !
Elie Bartin