Critique du film Arizona Dream

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Par Super Seven

le 12/07/2024

SuperSeven :


Fièvre américaine

Dans la folle et chaotique carrière d’Emir Kusturica, Arizona Dream fait figure d’anomalie comme d’évidence. Anomalie par le territoire puisque ce quatrième film constitue un pas de côté – son seul d’ailleurs – sur le sol américain. Évidence toutefois compte tenu du parcours du cinéaste qui vient d’enchaîner les récompenses internationales prestigieuses (Lion d’Or du premier film, Palme d’or et Prix de la mise en scène à Cannes pour respectivement Te souviens-tu de Dolly Bell ?, Papa est en voyage d’affaires et Le temps des Gitans).
Évidence d’autant plus que ses thèmes de prédilections englobent – entre autres – la famille et la rêverie, deux points de départ parfait pour s’attaquer au grand rêve américain et s’implanter dans le paysage du cinéma indépendant en pleine expansion. Il rejoint des auteurs comme Jim Jarmusch, Hal Hartley ou James Gray qui, chacun à leur manière, filment ces vagabonds, américains sans trop l’être, à la marge, et qui semblent gagnés par le vice uniquement parce qu’on ne leur laisse pas le temps de vivre à leur rythme (le samouraï de Ghost Dog, les Simple Men, les voyous de Little Odessa…).

Kusturica n’a jamais caché son admiration pour les grands maîtres du Nouvel Hollywood, à commencer par Francis Ford Coppola qu’il cite explicitement dans Le temps des Gitans, sa version romanichelle des Parrain 1 & 2. Il pousse cette filiation italo-américaine, qu’il s’auto attribue, plus loin encore quand Paul Leger (Vincent Gallo), acteur amateur, rejoue en direct au cinéma les répliques de Robert De Niro et Joe Pesci dans Raging Bull. Dur de ne pas y voir une analogie avec Kusturica lui-même, propulsé dans ce monde qu’il idolâtre suite à ses succès répétés en Europe, et avide d’être lui aussi reconnu comme l’un des grands.
Néanmoins, il faut lui reconnaître un certain recul sur la terre promise : le rêve d’Arizona ne prend sens qu’en étant confronté à une dure réalité que Kusturica connaît bien. Celle d’un réalisateur contraint d'interrompre son tournage pour venir en aide à sa famille victime de la guerre à Sarajevo, qui fait écho à la mélancolie d’Axel (Johnny Depp) qui n’aspire qu’à réaliser les rêves de ceux qu’il aime mais se trouve poursuivi par la mort en retour. Alors qu’il s’emploie sans relâche à construire la machine fantasmée par Elaine, Grace, la nièce de cette dernière dont le souhait profond est de mourir pour se réincarner en tortue, s’attelle à la détruire au même rythme. Axel essaye de dissiper cette ambiance morbide en tournant ce fatalisme ambiant en jeu ; un double ton anxiogène incarné concrètement par la roulette russe à laquelle il accepte de participer. Cette agonie silencieuse qui gagne la maison tout au long du film atteint son acmé lorsqu’elle est verbalisée au cours d’une discussion où chacun définit sa mort idéale. Inévitablement, Grace parvient à ses fins et l’avion d’Elaine est détruit par un éclair.

Kusturica adoucit néanmoins la violence de son propos en convoquant le réalisme magique de Fellini dans ces dynamiques improbables entre personnages, qui l’espace d’un instant au moins donnent l’impression que tout est possible. Les scènes de dîner – comme toujours chez Kusturica – unissent cette joyeuse troupe autour de banquets débordants, à l’image du cadre désertique des plaines d’Arizona qui s’enrichit d’éléments absurdes (une série de voiture plantées sur des piquets), et de décors uniques (la maison de verre d’Elaine). Le récit surprend et parvient à nous faire croire que l’on peut s’envoler dans une machine faite de bric et de broc, voire que les poissons peuvent nager dans le ciel. Quand vient la fin du rêve, Axel s’échappe dans le sien par un retour à la séquence d’introduction quand il était encore loin des problèmes de la vie en communauté. S’isoler dans la fantaisie de son imagination est son seul rempart face à la déception de n’avoir pu en faire profiter les autres.

En ressort sans doute l'œuvre la plus nostalgique du franco-serbe (avec Papa est en voyage d’affaires, lui aussi de retour prochainement sur nos écrans grâce à Malavida), qu’il fait bon revoir pour se rappeler que Kusturica a été un grand réalisateur social et poétique avant de verser vers un discours politique douteux et un soutien regrettable au président russe.


Pauline Jannon

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© Malavida Studiocanal