Critique du film Anna

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Par Super Seven

le 06/12/2022

SuperSeven :


Dans les années 60, le cinéma voit naître un courant particulier : le « cinéma vérité », ou « cinéma direct ». De Frédérick Wiseman aux Etats-Unis à la figure de proue française Jean Rouch - connu, entre autres, pour Chronique d’un été, coréalisé avec Edgar Morin -, ce courant, parfois qualifié de « mode », démontre d’une envie de repousser les limites du documentaire face à la fiction, en captant le réel au plus proche de ses sujets, cherchant à faire ressortir une « vérité » qui existerait au delà de la caméra (ou sans elle ?).
On peut y voir une suite logique des bouleversements d'alors du cinéma européen suite à la seconde guerre mondiale (du Néoréalisme italien à la Nouvelle Vague française), avec une volonté d’offrir aux oeuvres une dimension sociale et une voix politique plus marquée, faisant fi des codes de mise en scène en place pour approcher le réel de manière plus directe, donc peut-être plus grave. Ajoutons à cela les évolutions techniques, avec des caméras plus légères et des micros plus portatifs, et nous obtenons une génération de cinéastes qui se saisit plus que jamais du médium documentaire pour se raconter (rares sont les grands noms de la Nouvelle Vague qui ne se sont pas essayés à celui-ci : Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Alain Resnais, Chris Marker…)
Cette émancipation culturelle stimule les artistes pour se réinventer et, quelques années plus tard, c’est le revers de la pièce de ces documentaires engagés et critiques qui apparaît, avec une croissance de ce que l’on appelle les « documenteurs », double satirique du cinéma vérité, qui prétend approcher la vérité pour mieux s’en moquer.

Au croisement de ces deux démarches se trouve Anna, étrange objet filmique des italiens Alberto Grifi et Massimo Sarchielli. Tourné durant trois ans entre 1972 et 1975, le projet part de la rencontre entre Anna et Sarchielli sur une place romaine. Elle est (très) jeune, enceinte, sous l’influence de la drogue mais aussi attachante et malicieuse, et la bande de cinéaste voit alors une opportunité de jouer avec la frontière de la réalité, en reconstituant l’histoire de la jeune femme sur un ton pathétique mais contrôlé. Ainsi, ils embarquent Anna, alors sans logement, en lui proposant un foyer et quelques bons soins en échange de quelques mimiques devant la caméra. Mais rapidement, Anna leur échappe, et prend elle-même les manettes de la réalité qu’elle souhaite montrer. Pour toucher un peu plus du doigt ce qui fait le sel d'Anna, il convient de revenir à la double conception du cinéma vérité, telle qu'énoncée par le déjà nommé Edgar Morin. Anna, par sa naïveté, met les cinéastes face à leurs propres limites pour répondre à la question de Morin : prétendent-ils apporter la vérité par ce documentaire, ou bien questionnent-ils la nature même de la vérité telle qu’elle peut être montrée via un écran ?

C’est là que le documentaire déploie toute son originalité, puisque, plutôt que d’abandonner, Grifi et Sarchielli choisissent de continuer à faire tourner leur caméra et de laisser vivre la « vraie » Anna dans toute sa spontanéité. Toute la magie d’un dispositif à l’allure bancale se matérialise dès lors via ces images d’un cinéma qui ne cesse de se réinventer sous nos yeux pour capter l’imprévisible.
L’amitié, voire l’amour qui se tisse entre Anna et la bande du tournage sont d’une sincérité évidente, rendant d’autant plus touchants les problèmes engendrés par le fait de devoir s’occuper de cette jeune fille dans un état lamentable.
Un état qu'elle n'est pas loin de partager avec l'œuvre elle-même qui, tournée en vidéo, puis transférée sur de la pellicule 16mm, semble usée, abîmée. De fait, le son n’est pas toujours très bon, l’image saute par moments, et la récente restauration par la Cinecitta ne parvient pas totalement à rattraper la détérioration provoquée par le temps. Pour autant, son aspect familial, doublé d’une vérité sincère et authentique, le rend plaisant à regarder de la sorte, comme on aime regarder de vieilles cassettes enregistrées par nos parents.

Puis l’intime rejoint le public, avec de nombreuses séquences dans la rue offrant des discussions autour de tous les thèmes préoccupants des années 70. La révolution sociale, le racisme, la place des femmes, le sexe, tout y passe pour dresser un portrait global de l’Italie dans toute la complexité de cette époque où la jeunesse cherche à se saisir de nouveaux idéaux. A l'instar de la protagoniste, tout se joue lors de discussions de café, des moments qui pourraient rester de simples débats entre amis, mais qui, pourtant, une fois immortalisés en vidéo, deviennent le reflet des enjeux sociaux de toute une période. C’est peut-être là que le cinéma-vérité prend tout son sens, quand il touche à quelque chose qui dépasse son sujet initial, sans pour autant avoir besoin de déployer de grands moyens.

D'où le fait que, malgré son destin peu enviable, l'on ne cesse de revenir à Anna. Elle est celle qui sort du cadre, et, par ce geste, représente la liberté. Anna vit pour elle, et, sans s’en rendre compte, devient le symbole de tous les questionnements que sa génération rencontre.

On est aussi en droit de se poser la question de la nécessité du cinéma vérité, dans un monde où l’on ne cesse d'interroger notre rapport aux images et aux médias. Si le simple fait de penser la mise en scène, même au sein d’un documentaire, peut questionner sur une prétendue possible objectivité, on peut conclure que le point de vue d’un réalisateur maître de son œuvre empêche nécessairement l’accès à cette vérité.
A ce titre, il est possible, à mes yeux, de dresser un parallèle entre Anna et Le miroir de Jafar Panahi. Dans ce dernier, on suit une petite fille dans ses pérégrinations, jusqu’au point de rupture où elle déclare en avoir marre de tourner, avant de sortir, elle aussi, du cadre pour aller faire ce que bon lui plaît. Toutefois, contrairement à Anna, Le miroir reste un film relativement sous contrôle puisqu’il en va de la volonté de Panahi de brouiller la frontière entre fiction et réalité. Est-ce donc du cinéma vérité, ou bien un subterfuge du réalisateur pour donner l’illusion qu’il s’en approche, sachant que tout est pensé en amont ? On en revient une nouvelle fois au paradoxe d’Edgar Morin, que l’on pourrait simplifier en se demandant : peut-on filmer la vérité ?
L’autre vraie question que pose alors Anna, c’est de savoir ce qu’il se passe lorsque le sujet prend en main le destin du récit, l’ôtant de celles de ses créateurs. Ce film, est-ce toujours celui de Grifi et Sarchielli, ou bien est-ce devenu celui d’Anna ?
Peut-être un peu des deux.


Pauline Jannon

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