Critique du film Anatomie d'une chute

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Par Super Seven

le 31/08/2023

SuperSeven :

Dissection-vérité

Quatrième film de la cinéaste Justine Triet, couronné de la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes – faisant d’elle la troisième femme réalisatrice après Jane Campion et Julia Ducournau à remporter le prix –, Anatomie d’une chute fait déjà couler beaucoup d’encre. Sans évoquer ce qui entoure le film à l’heure de sa sortie en salle, ce qu’il raconte n’en est pas moins passionnant. Renvoyant directement au célèbre film d’Otto Preminger, Autopsie d’un meurtre – comparaison ne tenant pas qu’à son titre –, Anatomie d’une chute n’est pas qu’un simple film de procès.

Sandra, écrivaine à succès, vit avec son mari Samuel et leur fils Daniel d’une dizaine d’années, dans un chalet isolé quelque part dans les Alpes. Un jour, Daniel retrouve son père entouré de sang au pied de chez eux. Des questions se posent : a-t-il chuté accidentellement ? S’il a chuté, était-ce réellement accidentel ? Ou ne l’aurait-on pas aidé ? Sandra finit par être suspectée et, un an après, jugée sous les yeux de Daniel qui assiste au procès.

Premier plan : la balle du chien de la famille chute le long d’un escalier. Entrée en matière efficace, la chute du titre nous est explicite. Sandra, assise dans son salon en pleine interview menée par une universitaire qui s’intéresse à son travail, ne remarque même plus le morceau de musique que son mari passe en boucle, habituellement pour travailler. La chute dont nous sommes témoins sera moins celle du mari défunt que de celle d’une femme liée de près et de loin à la désagrégation de son couple.

Justine Triet n’en est pas à son premier film mettant en scène un personnage féminin antipathique sur le papier mais profondément humain à l’écran. Après Victoria et SybilVirginie Efira tient les beaux rôles, la cinéaste retrouve Sandra Hüller (déjà présente et remarquable dans Sybil avec son personnage de réalisatrice fantasque) à qui elle offre une partition complexe qui démontre tout son talent d’actrice. Anatomie d’une chute explore les notions du vrai et du faux ; Sandra est distante, dans la retenue, parfois sombre. Elle est aussi ferme, sûre d’elle, séductrice. Sandra n’est ni un agneau blanc, ni un prédateur. Rien ne paraît évident et il est difficile de prendre position.

Cette incertitude tient en haleine, logique pour un film de procès dont il serait bien dommage d’en deviner les rouages dès l’ouverture. Seulement, Justine Triet a l’habileté de jouer sur nos attentes tout en nous positionnant dans des situations inconfortables. En tant que spectateurs, nous ne sommes pas justes témoins mais mêlés à ce qui arrive à Sandra. La recherche de vérité absolue se révèle compliquée dès l’ouverture de l’enquête. Daniel croit se souvenir de ce qu’il faisait et de ce dont ses parents discutaient avant d’avoir découvert son père, mais il doute ; ses réponses aux questions dont il est constamment assailli ne peuvent relever que de sa mémoire auditive et tactile, lui qui est malvoyant.

Un véritable test de patience prend forme, alimenté par le besoin de clarté qui se heurte au doute permanent. Anatomie d’une chute commence comme un film policier, où chaque détail de l’enquête est méticuleusement étudié (Justine Triet et Arthur Harari ne se contentent pas d’être scénaristes mais sont de réels inspecteurs) pour progressivement muer en examen des hauts et surtout des bas de la vie conjugale. De fait, l’anatomie du titre est plutôt une dissection jusqu’à la moelle pour trouver le coupable d’un potentiel crime mais aussi d’une intimité, épluchée, disséminée morceau par morceau.

Si au départ Sandra apparaît froide et presque impassible, c’est aussi parce que l’objet de son procès n’est plus seulement la mort de son mari mais le fonctionnement de son couple. Cette entrée dans l’intime la place dans une position de vulnérabilité, dans laquelle aucun d’entre nous ne souhaiterait se retrouver. Avoir une chance pour elle d’être relaxée, c’est accepter de livrer son intimité au regard et au jugement de ceux qui assistent à son procès.

C’est là qu’apparaît la connexion avec le film de Preminger : l’image que renvoie un accusé décuple plusieurs interprétations possibles des jurés le concernant. Ceux-ci commentent, dissèquent cette vie privée. À ce petit jeu, l’avocat général, magistralement interprété par Antoine Reinartz, aussi grinçant qu’intrusif, va loin (remise en question de la sexualité de Sandra via le témoignage de l’universitaire l’ayant interviewée, dévoilement de son infidélité, enregistrement caché de l’ultime dispute entre Sandra et son mari...) jusqu’à prendre en exemple un passage d’un des romans de la jeune femme, comme pour la piéger dans sa propre ambiguïté. Sa recherche de vérité relève de l’analyse au cordeau du travail de cette autrice, comme pour la questionner sur son intégrité d’écrivaine et d’individu.

Ceci pose la question de la mise en abyme, omniprésente dans la filmographie de Justine Triet qui, dans Sybil, montre déjà sarcastiquement une réalisatrice à cran, incarnée par Sandra Hüller. Il est amusant de constater que le scénario d’Anatomie d’une chute a été écrit par Justine Triet et Arthur Harari, son compagnon à la ville, lui aussi scénariste et metteur en scène. Là où ceux-ci donnent l’impression qu’une telle collaboration peut être fructueuse, leurs protagonistes en sont le parfait contre-exemple. Sandra et Samuel exercent la même profession d’auteur ; Sandra a réussi, là où Samuel a échoué. Sandra s’est créé sa propre chance, Samuel sa propre chute. Une cause inévitable de l’étiolement de leur union.

Là réside le tour de force d’Anatomie d’une chute, qui ne nous lâche jamais, nous interroge de façon implacable tout en nous ramenant à notre place. En confrontant les a prioris – la facilité de porter des jugements sur autrui sans réel fondement – à la difficulté de maintenir le même discours lorsque l’on rentre plus dans le détail, Justine Triet rappelle que la vérité est parfois insupportable à entendre, toujours complexe et délicate à évoquer, particulièrement quand l’intime devient public.


Talia Gryson

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