Critique du film Anatomie d'un rapport

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Par Super Seven

le 13/07/2023

SuperSeven :

(un) baiser s’il vous plait ?

Le paradoxe d’Anatomie d’un rapport – et plus précisément de son personnage masculin principal (interprété par Luc Moullet, qui ne s’offre pas le beau rôle) – réside dans l’envie irrépressible de ce dernier de coucher avec sa compagne (soit de la pénétrer, de rentrer dans son trou), couplé à sa peur profonde de voir ses bobines être avalées par la bouche d’égout, dont les formes correspondent elles aussi étrangement. Ce contraste procède du besoin de contrôle, de maîtrise par lui de cette capacité d’engouffrement, dans la continuité d’une éducation patriarcale classique où l’homme dicte le rythme des rapports ; « Pourquoi alors que des milliers d’hommes ont pu baiser sans problème, faut-il que moi j’arrive au mauvais moment ? » dit-il.

Car, vers 1975, les choses changent, le MLF agit, et « les garçons s’agirait de grandir » pourrait-on dire ; ce qui implique de laisser aux femmes une voix au chapitre. Cette opposition – dialectique s’il en est – passe par le jeu étrangement guindé, effroyablement enfantin de Moullet (il parle comme un ado en rut, évoque son « zizi » à tout bout de champ et n’hésite d’ailleurs pas à le laisser apparaître dans ce dernier) qui fait face à la liberté de Marie-Christine Questerbert ; elle enchaîne les moments d’improvisation, passe de la récitation littérale du texte à une appropriation d’un naturel déconcertant. Une anecdote de vacances auprès d’une amie devient par les claquements de sa langue une hilarante digression dont l’inutilité narrative renvoie à l’intention première d’Antonietta Pizzorno – coréalisatrice et coscénariste –, qui s’incruste là dans le cinéma de son partenaire pour le braquer et y mettre un peu de sa sauce, laquelle a un délicat goût d’irrévérence et de révolution.

La vraie leçon donnée par Anatomie d’un rapport – sous couvert d’un didactisme en réalité moins frontal qu’il n’y paraît, il s’agit toujours de questionner plutôt que d’affirmer – est celle du dialogue : pas seulement ce que se disent les personnages, mais la manière qu’ont les hommes et les femmes de communiquer au sens général, presque métaphysique. Il y a quelque chose d’eustachien – La maman et la putain a déjà amorcé cette évolution, avec un langage cru, une attention portée aux désirs et interrogations féminins, et une remise en question de la place de l’homme dans la sexualité – à voir Moullet et sa compagne débattre des heures durant sur comment ils ont fait, font et devraient faire l’amour. Le lit n’est dès lors plus tellement lieu d’ébats que de débats, filmé sous tous les angles, comme un espace hors de toute contrainte topographique de tournage (la caméra est même un instant dans le dos des deux alors que le lit est censé être collé au mur) et c’est en l’arpentant de la sorte que le désir naît véritablement. Désir de voir l’homme comprendre ce qu’il doit faire, et de voir la femme pouvoir – enfin – « prendre son pied » après des années de simulation.

C’est aussi l’incarnation du dispositif à l’œuvre ; à la pauvreté (financière) des personnages, le couple de cinéastes oppose une « pauvreté » – plutôt simplicité, presque littéralité – de la mise en scène : c’est une mise à nu, tout simplement. L’annonce d’une grossesse (non désirée, puis avortée, alors que ce n’était pas encore légal en France) se fait par un gros plan sur le visage de la femme ; idem quand, quelques minutes plus tôt, lui raconte comment sa jouissance décuple son acuité auditive (il entend le bruit des moteurs, de la nature, et même la voix de Mireille Mathieu qu’il peut enfin supporter). Moullet-Pizzorno font du cinéma comme on écrit une phrase, sujet-verbe-complément, homme/femme-parole-gros plan. C’est simple, mais c’est beau, comme la découverte de l’un par l’autre, et vice-versa.

En fin de compte, Anatomie d’un rapport est le miroir déformant de l’homme, tendu par un cinéaste-acteur qui en fait un peu trop mais avec une sincérité débordante – chacun de ses gestes s’inscrit dans un doux excès de maniérisme, le choix de légumes au marché, comme ses tentatives de caresses faites dans une économie aberrante (il est fauché et le film aussi, ne l’oublions pas !) – et sa compagne qui permet de mettre en avant le ridicule de celui-ci par les contradictions qu’elle lui oppose. Il n’y a qu’à voir les différences entre les scènes où chacun des deux personnages est isolé, respectivement tournées par le/la cinéaste du genre en question ; on revient à cette idée de dialogue en général et, in fine, de discussion en particulier. Quand Moullet est seul, il rumine, finit presque irrémédiablement par penser au sexe, alors que Questerbert/Pizzorno profite, parle avec une amie, existe sans l’autre.

D’un côté, le « pauvre mec » (à tous les niveaux), qui n’hésite pas à se déclarer – avec un panache magnifique – « première victime » du MLF et de la prise de conscience par les femmes de leur corps, allant même jusqu’à insulter à vélo un employé des P.T.T. et un paysan, lesquels, du fait de leur non-intellectualisme, n’ont sûrement pas de souci à « baiser ». De l’autre, la femme qui veut quitter son seul statut d’objet de désir pour laisser pleinement son désir s’exprimer ; elle apprend à son homme à bien faire mais ne tombe jamais dans un discours qui n’offrirait aucune ouverture – et donc aucune vie ; il s’agit seulement de parler simplement, d’échanger, d’instaurer une réflexion conjointe sur le vivre ensemble.

C’est d’ailleurs un autre titre, utilisé par Moullet plus tard, qui pourrait tout aussi bien s’appliquer ici, Essai d’ouverture ; d’abord par l’homme des jambes de la femme, puis par cette dernière de l’esprit du premier. Mais ce pourrait tout aussi bien être Essai de conclusion avec cette fin en suspens, bizarrerie méta qui prend de court, contre la volonté de Moullet – qui ne manque pas de le dire en off, il « répond » à l’offensive de Pizzorno. Il préférerait que le film prenne une ampleur dramatique, s’envole, quand ses opposantes (il est en infériorité numérique lors de l’échange) tendent à faire durer le plaisir, à montrer que ce qui compte n’est pas tant l’aboutissement que le pendant. Les hommes auraient-ils à tout prix besoin de jouir pour estimer l’acte terminé ?


Elie Bartin

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