Critique du film Alice

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Par Super Seven

le 11/03/2024

SuperSeven :


Qu’il ait accompagné nos lectures de chevet ou non, l’univers de Lewis Caroll tel que dépeint dans sa série de nouvelles consacrées à Alice nous est connu. Ne serait-ce que pour les deux versions les plus populaires que sont celle en animation de 1951 et celle en prise de vues réelles de 2010. Qu’elle soit de l’autre côté du miroir ou au Pays des merveilles, Alice est en quelque sorte une vision de l’Enfance. On mange et boit ce qu’on trouve, on ouvre chaque porte, on répond sans réfléchir aux conséquences : Alice, c’est l’insouciance même, la parole qui se développe et le corps qui fait peur car il change sans cesse. C’est aussi le rêve avec sa succursale « cauchemar » prête à prendre le relais à chaque instant. Qui n’a jamais rêvé vivre mille aventures dans un décor improbable, changeant, aux côtés de personnages loufoques ? Ce n’est pas une certaine Dorothy qui dira le contraire… L’Enfance, c’est exister pleinement, inventer tout le temps, souffrir souvent. Une bouteille en plastique vide devient une épée, un vieux carton un bouclier et on s’enfuit pour une bastonnade néo-médiévale imaginaire. C’est prendre au pied de la lettre ce qu’on entend tout en prenant son pied en s’amusant.

Et la peur dans tout ça ? Elle est là, omniprésente : celle du noir, de la séparation, du rejet, de tout ce qui renvoie à la mort sans que jamais ce concept ne soit intériorisé. C’est aller Dans la cave répondrait Jan Švankmajer, cinéaste surréaliste d’animation tchèque connu pour son mélange de techniques et son amour de l’absurde. C’est dans ce monde souterrain que se terrent les angoisses profondes de l’enfant : ici, les chaussures mordent et les pommes de terre prennent vie. À y regarder de près, cet essai d’une dizaine de minutes préfigure l’idée directrice d’Alice, son premier long métrage, royaume de l’imaginaire enfantin et du traumatisme latent. Il ne s’agit pas pour lui d’adapter Caroll de la même manière que Disney avant lui (entre onirisme et couleurs bariolées) mais plutôt d’offrir un regard étrangement contemporain à sa lecture de la nouvelle, de la modeler par rapport à une certaine réalité ; n’est-ce d’ailleurs pas là la seule vraie manière d’adapter ?

Sa réalité n’est autre que la Tchécoslovaquie communiste des années 80, dictature marquée par le règne de la censure et un régime basé sur la crainte. La réponse qu’il y apporte est l’expression la plus troublée et troublante du rêve grâce à un travail de la stop motion qui donne à suivre lapin blanc empaillé et des créatures faites d’ossements. Ce qui compte, c’est la nécessité de s’évader, de se confronter à un régime (la fameuse reine de cœur rouge…) pour mieux tenter de s’en émanciper. Le pays des merveilles de Švankmajer, que l’on peut lier au titre d’origine du projet Quelque chose d’Alice, a tout des ruines de l’univers carollien : que reste-t-il de la nouvelle dans une société qui proscrit la fantasmagorie ? Si le point de départ semble identique – deux sœurs au bord d’une rivière, la plus petite s’ennuyant au point de jeter des cailloux dans l’eau pendant que l’autre lit –, l’irruption d’une bouche enfantine en gros plan pour exprimer les pensées d’Alice casse directement le récit et nous renvoie par effet de distanciation brechtienne à une position de spectateur conscient. Cette rupture est celle du corps et de l’esprit (il ne s’agit d’ailleurs pas de la même comédienne pour Alice et la narratrice), de l’enfermement de l’un et de la volonté de l’autre. « N’oubliez pas qu’il faut fermer les yeux sinon vous ne verrez rien du tout » explique la voix. Invitation on ne peut plus explicite au rêve, celui – « peut-être » annonce la voix dans le même générique – d’un enfant, et à un étrange laisser-aller pour contempler, non sans frissons, le spectacle qui s’annonce.

Ce spectacle n’est autre que la vie d’une chambre de jeune fille où sont disposés tous les ingrédients nécessaires pour se raconter une drôle d’histoire – lapin taxidermisé en vitrine, poupées en porcelaine, cadavres d’insectes et crânes en tous genres, sans oublier différents ustensiles de couture –, organique à plus d’un titre. La singularité d’Alice est d’assumer directement le côté invraisemblable de la nouvelle ainsi que son insaisissabilité ; chaque clignement d’yeux rebat les cartes de ce monde qui se crée devant nous : la chambre que l’on croyait fermée devient le temps d’un bref mouvement de caméra un espace ouvert sur un vaste champ. Pour illustrer cette capacité de réinvention infinie du décor et les trouvailles incessantes qui en découlent, le tiroir devient la clé de voûte de la mise en scène de Švankmajer. Le premier que l’on découvre est celui, caché dans le sol de sa cage, duquel le lapin sort son costume rouge. Un autre apparaît dans la foulée, par lequel Alice passe définitivement de l’autre côté. Les tiroirs s’enchaînent pour progresser dans un récit qui semble résister à la jeune fille qui peine toujours à ouvrir le nouveau compartiment qui se présente à elle…

Histoire à tiroirs donc, mais surtout histoire à trous – littéraux : le lapin ouvert au niveau du ventre à la sciure dégoulinante, trou de la petite porte qui donne à voir des paysages dignes d’un petit théâtre de marionnettes… Tout confine au rapport malsain à l’orifice, forme circulaire qui trouve son sens dans l’impression de boucle temporelle de l’aventure d’Alice : le lapin qui ressasse inlassablement son retard, la séquence chez le Chapelier Fou et le Lièvre de mars en forme de ronde interminable au montage gagnant en frénésie et en malaise ou encore la nécessité d’Alice de manger les biscuits ou tremper son doigt dans les goulots d’encrier pour que son corps change toutes les deux minutes de manière aléatoire.

Švankmajer pousse le vice dans une double référence cinématographique très connotée. Kubrick et Shining avec le lapin qui essaie de pénétrer de force dans une chambre où est coincée Alice, géante à ce moment-là. Hitchcock et ses Oiseaux quand ce même lapin réunit une troupe de monstres à crânes aviens pour qu’ils attaquent violemment la jeune fille devenue poupée avant de la jeter dans une étrange mixture blanche. Une double agression qui opère la plus étrange mutation d’Alice, enfermée vivante à taille normale dans un sarcophage de poupée. Difficile de ne pas y voir une métaphore de la prédation qui menace le jeune âge et le traumatisme qui l’accompagne. En jouant d’une abstraction sans garde-fou, Švankmajer fait de son Alice une manifestation du chaos qui anime l’âme enfantine, entre beauté absolue (ces décors féériques et ces personnages faits de bric et de broc) et angoisse totale (liberté condamnée par la reine qui décapite à la moindre contrariété). Lorsque le visage d’Alice se change en celui de tous les êtres qu’elle a rencontrés et panique avec ce corps fragile, incontrôlable et effrayant qui grandit et rapetisse au gré des produits ingérés, c’est la crise existentielle, doublée de celle de la puberté, qui sont pleinement démontrées.

Ainsi, que reste-t-il d’Alice ? Définitivement quelque chose, la preuve d’un art (le cinéma d’animation et le cinéma tout court – prenez Mad God l’an dernier qui a tout du digne successeur de l’œuvre de Švankmajer) qui peut s’exprimer coûte que coûte pour conter un état du monde dans toute sa noirceur et sa complexité. Le rêve, lui, est et sera toujours possible, guidé par le principe qu’une idée chasse toujours l’autre et que tant que le réveil n’est pas acté ou aboli, tout est possible, pour le meilleur et pour le pire.


Elie Bartin

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