Critique du film Aggro Dr1ft

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Par Super Seven

le 03/09/2023

SuperSeven :


Amour & Lumière


Nul n’était préparé au choc qui allait retentir sur le Lido, lors de la séance d’AGGRO DR1FT d’Harmony Korine. Tourné entièrement en infrarouge et comptant parmi ces visages — indissociables du reste de l’image — Travis Scott, le film ne tend pas à réinventer le cinéma, ni en dire quoi que ce soit — du moins, il est compliqué de l’aborder, et encore plus en festival — mais bien de l’amener vers quelque chose d’autre.

Korine n'obéit à aucune règle : son monde, son image en infrarouge, tout évolue toujours. D’abord, le choc passe par l’image thermique, puis par une sur-couche, générée par une intelligence artificielle — dans un mélange de crânes, d’os et de circuits électroniques, là où l’homme, sa matière et la technologie se croisent.
À l'heure où les artistes se battent pour leurs droits face à l'I.A. (les grèves actuelles qui secouent l'industrie ne sont pas très loin), Korine apporte une touche surprenante mais évidemment très réfléchie : il reste maître de son navire. Ce que l’intelligence artificielle donne à son film et à son image, le metteur en scène contrôle. Sans lui, rien ne serait ni ne pourrait être compris. Les déformations, bien que limites et limitées, sont imparfaites car elles doivent l'être. Elles évoluent car Korine tend à l’évolution avec AGGRO DR1FT.
De plus, cette fausse couche garde ses distances avec le travail de l’artiste : les effets visuels (numériques ou pratiques, ou encore la motion capture) ont toujours le dessus à l'écran et ne sont jamais écrasés par les images générées. Ce qui semble improvisé, désordonné et imprévisible ne l'est donc en réalité pas tant que ça.

Ce qui surprend, c’est que, derrière l'édifice expérimental, demeure la tendresse du cinéaste envers le monde qu’il filme. Dans sa « note d’auteur » pour la Mostra de Venise, Harmony Korine disait « Life is Good. », devise qui agit comme le mantra d'AGGRO DR1FT. La plus grande tâche assignée au meilleur assassin — finalement une simple tête mise à prix — revient à créer un meilleur monde pour sa famille, un monde (littéralement) sans démons. L'infrarouge rend l’humain reconnaissable par sa forme, ses mouvements mais surtout sa chaleur ; elle est ici tant corporelle — Korine s’en amuse d'ailleurs en changeant souvent les tons chauds pour aller vers le froid — qu'humaine, métaphorique. Celle du tueur pour sa famille, des « sbires » qui retrouvent une lueur/une flamme enfouie en jouant avec une tête décapitée. En somme, l’humain derrière l'artifice ; est-ce étonnant de la part de l'auteur de Spring Breakers ?

Harmony Korine dit en avoir fini avec le cinéma traditionnel, à la fois en tant que metteur en scène et comme spectateur. AGGRO DR1FT relève par ailleurs pour lui de la cinématique de jeu vidéo. Si le jeu vidéo est souvent différencié des autres arts, il partage avec le cinéma le contrôle de l’oeuvre par ceux qui la font. Toutefois, dans le jeu vidéo, le sentiment de contrôle du créateur n’est pas palpable ; le joueur dirige le mouvement, manie la narration — il peut mettre en pause, arrêter plusieurs jours, semaines, mois… — et s’approprie l’art et le travail d’artistes simplement en « consommant ». Le Cinéma, comme art et comme lieu, plonge, lui, le participant dans une oeuvre qu’il subit, qu’il ne contrôle pas. Dès lors, pour que la passation de l’oeuvre, de l’artiste vers le spectateur, se fasse, que celui-ci se l’approprie pleinement, il faut dans un premier temps qu’un sentiment de contrôle pour le premier surgisse lors de la projection et s’arrête quand l’écran s’éteint.

En sortie de salle à la Mostra de Venise, nul ne sait ce qu’il peut advenir du film. En l’état, qui serait assez suicidaire pour le sortir ? Insortable, certes. Fascinant, surtout. L’oeuvre est personnelle mais l’expérience est partagée, malgré un déchaînement certain en Sala Darsena. Pour quelques 300 personnes, le visionnage s’est avéré impossible et les portes ont claqué de nombreuses minutes. Une chose est sûre : AGGRO DR1FT est à jamais ancré dans la tête de chaque spectateur ayant pu le voir. La Mostra nous rappelle ainsi la beauté du cinéma — si tant est qu’Harmony Korine l’appelle encore comme ça.
The Old World is done.


Pierre-Alexandre Barillier

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