Critique du film About Kim Sohee

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Par Super Seven

le 16/04/2023

SuperSeven :


ÉLOIGNER POUR MIEUX RÉGNER

C’est au milieu d’innombrables sonneries de téléphones, dans un open space surchargé, que Kim Sohee effectue son stage de fin d’études au service client de la société Korea Telecom. Ses tâches consistent à répondre aux appels et à persuader les clients insatisfaits de ne pas résilier leur contrat, en les menaçant de pénalités financières ou en leur proposant d’alléchants bons d’achats dont ils se seraient bien passés. Le spectateur saisit donc rapidement le propos qui consiste à montrer les rouages d’une entreprise aliénante, utilisant la compétition entre travailleurs et récompensant les plus performants pour pousser les équipes à se surpasser. Ainsi, travail tard le soir, heures supplémentaires impayées, primes fantômes, concurrence interindividuelle et pression managériale sont le quotidien de cette femme et de ses paires qui, coincées dans un piège bureaucratique, s’enferment et s’isolent les unes des autres.

About Kim Sohee pourrait être lourd et redondant s’il se contentait de cette simple description. Mais, au moment où le pathétique et le tragique exagéré du destin de la protagoniste pointent, July Jung opte pour une tout autre tournure ou plutôt une autre dimension. Au-delà de cette insignifiante entreprise, même en démêlant les fils de l’intrigue, rien ne s’éclaire. Plus les personnages fouillent, plus ils se rendent compte de la profondeur et de l’épaisseur de la toile d’araignée qui les tient au piège. La gangrène libérale et productiviste s’est répandue sur tous les secteurs de la société, et déborde même sur l’éducation et la police. On pense alors à l’inspectrice forcée d’entraver le protocole pour aller au bout de son affaire, que son supérieur souhaiterait classer sans suite afin d’améliorer la productivité du commissariat.
Cette dernière et Kim partagent les mêmes sentiments d’impuissance et de solitude face au labyrinthe dont elles sont prisonnières – motif régulier – et qui, dans son versant bureaucratique, renvoie à « la maison qui rend fou » des Douze travaux d’Astérix. Il est présent dès le début dans le manuel de satisfaction de la clientèle, qui apporte des réponses automatisées aux demandes pour n’aboutir qu’à une seule issue : la non-résiliation du contrat. Puis, au cœur de l’entreprise de Kim qui l’envoie balader dès qu’elle réclame sa prime, et la ramène toujours au même point : se taire et se remettre au travail. About Kim Sohee joue d’un certain pessimisme, qui gagne en ampleur à mesure que le dédale s’applique à la société coréenne tout entière. Face à un tel puzzle, une seule solution s’impose aux voix qui tentent, en vain, de s’opposer : l’abandon.

Le désespoir que ressentent ces femmes a ceci d’émouvant qu’il est un sentiment universel face à l’impuissance. C’est là tout le paradoxe présenté : les personnages sont tous seuls et aliénés, et tout le monde souffre de l’éloignement et de l’isolement, conséquences directes d’un productivisme exacerbé. La violence verbale et la solitude sont banalisées, dans un monde où le travail a isolé les gens, les a montés les uns contre les autres, à tel point que les travailleurs se mettent eux-mêmes en concurrence plutôt que de s’attaquer à leur ennemi commun. On connaissait la formule « diviser pour mieux régner », mais elle parait aujourd’hui dépassée : il faut désormais couper les rapports humains, plonger les hommes dans le désespoir solitaire, et éloigner pour mieux régner.


Maxime Grégoire

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