Double sortie Adilkhan Yerzhanov : Assaut & L'éducation d'Ademoka

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Par Super Seven

le 19/07/2023


C’est avec non pas un mais deux longs métrages qu’Adilkhan Yerzhanov — auteur kazakh très prolifique cette dernière décennie — se fraye de nouveau un chemin dans nos salles, quatre ans après A Dark Dark Man. Quatre de ses oeuvres récentes nous sont toujours invisibles, mais, fort heureusement, nos distributeurs — ici Destiny Films, qui prend la relève d’Arizona Distribution dans le travail sur l'auteur — sont de ceux qui se battent pour donner accès aux étonnantes raretés produites non loin de chez nous, comme, par exemple, cette double sortie d'Assaut et L’éducation d’Ademoka.
Si j’insiste tant sur la chance, voire la nécessité, de la diffusion de ces films, c’est que le cinéma de Yerzhanov représente, à travers sa simple existence, un geste éminemment politique. Dans un pays où l’indépendance est encore jeune et l’art un moyen d’expression relativement considéré face au divertissement — pour le comprendre, il n’y a qu’à regarder le documentaire de Yerzhanov sur le cinéma de son pays, Story of kazakh cinema —, sa liberté de ton et son cynisme relèvent presque du miracle.

La sortie conjointe de ces nouvelles réalisations est par ailleurs très intéressante, en ce qu’elles représentent à la fois les extrêmes et le coeur de son cinéma. La constante immuable entre les deux, généralisable à ses autres films, réside dans le ton comique absurde et décalé avec la gravité des situations ou la violence de certaines séquences, rappelant à bien des égards l’univers de Takeshi Kitano ; la bande originale de L’éducation d’Ademoka se la joue même ersatz des compositions de Joe Hisaishi, doublée d'une reprise à peine masquée du Canon en D de Pachelbel. Son humour n’est toutefois pas figé. Dans Assaut il s’agit d'une pointe de légèreté dans un récit profondément noir où une école est victime d’une attaque terroriste, alors que L’éducation d’Ademoka joue d’une dynamique globale drôle et burlesque en surface, révélant en contrepoint un constat plus amère sur la politique kazakhe, en particulier sur l’accès à l’éducation.

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L'éducation d'Ademoka

Un autre point de convergence-divergence est le plan large — omniprésent dans le cinéma de Yerzhanov —, lequel ouvre un semblant d’infini à des personnages parfois ridiculement petits. Ainsi, dans Assaut, l'horizon est glacial, fait de vaste étendues de neige vierge, tandis que celui de L’éducation d’Ademoka est rempli de couleurs vives et joyeuses, à l’instar des bande dessinées créées par le personnage éponyme. Comme souvent chez lui, c’est de l’enfance que naît une grande poésie (la jeune soeur de The Owners, la jeune fille à l’anorak de Night God), ici à travers cette adolescente qui ne demande qu’à pouvoir créer et faire profiter de son art aux autres. Lorsqu’elle répète « Le savoir apporte de la lumière à ce que serait sans quoi notre misérable existence », ou qu’un personnage se lance dans un monologue sur la nécessité d’ouvrir aux jeunes les voies pour l’art, difficile de ne pas voir un message direct du cinéaste qui renvoie à son engagement pour une production plus libre dans le pays.

Cette ouverture prend forme, dans Ademoka, par le brisement des espaces publics à l’image contraignante et restrictive (un poste de police, une salle d’examen…), filmés à ciel ouvert ; chaque « pièce » est dépouillée de tout superflu pour ne garder qu’un bureau ou une chaise au milieu d’un paysage infini. L'imagination de la jeune fille rejoint celle du spectateur, qui doit travailler lui aussi pour compléter mentalement les décors et concevoir ce qui n’est pas montré. L’établissement scolaire est aussi au coeur d’Assaut, tout en étant seulement présent au début et à la fin ; le récit se déroule essentiellement en plein air, paradoxe avec l’enfermement des otages qui est poussé jusqu’à la réalisation d’un plan au sol de l’école afin de préparer l’intervention ; là encore, l’imagination, avec des traces dans la neige en guise de murs. Cette image décrit à elle seule la personnalité de Yerzhanov, cinéaste du bout de ficelle qui parvient avec des budgets plutôt limités à insuffler du grandiose par le symbolisme des couleurs, des espaces au sol — et la manière de filmer ceux-ci —, mais aussi avec son montage musical qui donne une impression de perpétuel mouvement vers l’inconnu, malgré l’utilisation prédominante de plans fixes.

Cet élan de grandeur redouble d’ambition dans Assaut, où Yerzhanov revient au thriller après A Dark Dark Man et ajoute aux motifs habituels de son cinéma une dimension bien plus grave et un rythme qui ne peut se reposer uniquement sur ses personnages atypiques. La filiation avec le film de John Carpenter (lui-même inspiré par Rio Bravo) se trouve évidemment dans la non caractérisation de la menace, avec ce groupe de terroristes dont on ne voit jamais le visage, et qui s’en prend sans raison ou revendication claire à une école, symbole d’innocence. Celle-ci n’existe d’ailleurs par la présence de son opposée : la culpabilité. Assaut donne à suivre une galerie de personnages tous plus ambivalents les uns que les autres, héros d’un jour malgré eux alors qu’ils sont tous à leur manière de complets ratés. Yerzhanov se pose dès lors en moraliste plutôt que moralisateur, puisque quand bien même l’acte le plus barbare est perpétré par un camp, les membres de l’autre agissent à de nombreuses reprises de manière plus que discutable ; prenez celui qui s’impose naturellement comme le leader du groupe de sauvetage, qui, quelques heures plus tôt, a lâchement abandonné ses élèves à la menace. Plus que jamais sur la fine ligne entre le risible et le brutal, Yerzhanov construit une bande de justiciers improvisée qui laisse apparaître — ce qui traverse toute son oeuvre finalement — l’inactivité et l’indifférence des forces de l’ordre face à une situation tragique.
Le cinéma Kazakh n’a peut-être pas encore d’identité propre, mais il dispose d’un fin dresseur de portrait.


Pauline Jannon


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Assaut