Comment calmer nos angoisses avec Woody Allen ?

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Par Super Seven

le 22/09/2023

À l’occasion de la sortie de son dernier film avant de prendre sa retraite, Coup de Chance – seul film joué en français de sa carrière, sûrement pour rendre hommage au pays qui a toujours su mieux que les autres accueillir ses films –, et malgré les nombreuses polémiques desquelles il est toujours au centre, il importe de revenir sur les soixante ans de cinéma de Woody Allen. Pourquoi ? Pourquoi ne peut-on pas passer outre Woody Allen ? Parce qu’il a toujours été, pour ses admirateurs, plus qu’un simple cinéaste, une main tendue à l’autre pour apprendre à mieux aborder la vie. Un artiste dans toute sa splendeur, c’est-à-dire un homme, qui en dépit de tout ce qu’il est, est parvenu avec génie à capter et comprendre quelque chose de l’humanité. Les différents titres d’ouvrages qui lui sont consacrés en sont une preuve : Comment Woody Allen va changer votre vie ?, Génération Woody, etc., comme si on ne pouvait pas se contenter de regarder un Woody Allen sans le vivre.

Son œuvre est pourtant un composite de personnages intellectuels, qui citent sans cesse et de manière compulsive des auteurs bourgeois, purs produits du système occidental, incapables de se soigner de leur délire narcissique. Woody Allen, acteur-réalisateur par excellence, se réfugie ainsi sous les traits d’une myriade de professeurs, d’écrivains, de cinéastes, tous névrosés. Derrière cette absence de la prise en compte de la diversité sociale des êtres, qu’on a pu beaucoup lui reprocher, se cache en réalité l’universalité des angoisses qu’il dépeint, vrais sujets de ses films. Il infiltre le milieu bourgeois pour mieux se moquer de son verbiage, et ne faire que subsister en consistance les problèmes métaphysiques qu’il croyait lui être réservé. Un des meilleurs exemples se trouve dans Guerre et Amour (1975), parodie des milieux aristocrates russes dépeints par Tolstoï, lorsque Sonja (Diane Keaton) s’exprime sur sa peine après avoir perdu Boris (Woody Allen), exécuté à mort pour avoir tenté d’assassiner Napoléon, et finit par se perdre dans ses propres sophismes trahissant son manque d’émotion : « To love is to suffer. To avoid suffering, one must not love but then one suffers from not loving. Therefore to love is to suffer, not to love is to suffer, to suffer is to suffer. To be happy is to love. To be happy then is to suffer… » (Aimer, c’est souffrir. Pour éviter de souffrir, il ne faut pas aimer, mais alors l’on souffre de ne pas aimer. Ainsi aimer, c’est souffrir, ne pas aimer, c’est souffrir, souffrir, c’est souffrir. Être heureux, c’est aimer. Donc être heureux, c’est souffrir … ). La maitrise du langage, si importante pour appartenir à une classe sociale, est souvent chez Woody Allen l’occasion de se ridiculiser et de trahir l’absence de contenu de nos dires, là où des expressions plus familières sont parfois beaucoup plus éloquentes. C’est le cas quand Satan résume ce qu’est la vie dans Harry dans tous ses états (1997) : « It's like Vegas. You're up, you're down, but in the end the house always wins. Doesn't mean you didn't have fun. » (C’est comme Vegas. Tu montes, tu descends, mais au bout du compte, c’est toujours la maison qui gagne. Mais ça ne veut pas dire que tu ne t’es pas amusé.). WA n’est pourtant pas un cinéaste du bon mot, à la citation idéale pour briller, mais un de ceux qui savent rendre une angoisse intelligible. Il a lui seul le secret d’un art du comique, où une simple blague suffit à mettre des mots sur ce que nous n’osons jamais nous dire et nous apaise.

Il crée pour expier ce qui est à l’intérieur de l’homme. Ses sujets sont toujours existentiels : la finitude de l’existence, l’absence de sens, la difficulté à comprendre autrui, la culpabilité ou l’impuissance que l’homme peut ressentir tout au long de sa vie. Ainsi Annie Hall (1977) nous apprend à accepter ce qui nous échappe dans les relations humaines, Manhattan (1979) nous propose de chercher une bonne raison de vivre, Crimes et Délits (1989) nous pose la question de la pesanteur du silence de Dieu, Match Point (2005) souligne désespérément la part de chance dans la réussite d’une vie… Une filmographie au sein de laquelle les mêmes peurs reviennent sans cesse, un cinéma fait d’obsessions dont la plus grande est sûrement l’inexistence de Dieu qui conduit la plupart de ses personnages à se vautrer dans l’immoralité. Un cinéma largement inspiré de l’univers Bergmanien en ce sens (les références n’y manquent pas, avec des clins d’œil au Septième sceau déjà dans Guerre et Amour, et encore dans Rifkin’s festival), mais qui tente davantage d’éveiller le spectateur que de laisser dans le pur désespoir propre aux films du cinéaste suédois. La principale différence entre eux n’étant pas l’usage d’un registre comique ou dramatique, mais bien l’adresse transgressive à l’audience dont Woody Allen use régulièrement. En témoigne la scène de la file d’attente au cinéma dans Annie Hall, où il ose demander au spectateur ce qu’il ferait s’il était comme lui, forcé d’écouter un homme disant n’importe quoi sur le cinéma. Cette lutte contre la passivité ne vaut pas que pour ses propres films, au contraire, il s’agit d’une véritable invitation à la révolte, au sens camusien du terme, face à l’horreur, à la bêtise, à l’absurdité. Dans un entretien réalisé au sujet du film Crimes et Délits, qui retrace l’histoire d’un homme rongé par la culpabilité – puisqu’il a trompé sa femme et fait tuer sa maitresse, mais finit par s’en sortir indemne –, Woody Allen réfute l’idée d’avoir voulu promouvoir la possibilité de l’immoralité sans impunité, mais assure vouloir faire réagir le spectateur. Il répond ainsi : « Nous devons accepter le fait qu’il n’y a pas de Dieu, et que la vie est absurde, qu’elle est souvent une expérience terrible, sans espoir, et que l’amour est très difficile, et que, cependant, il nous faut trouver un moyen non seulement de l’accepter, mais de mener une existence honnête et morale. ». Pour Camus, la révolte n’est rien d’autre que « le procès de la liberté totale […]. Loin de revendiquer une indépendance générale, le révolté veut qu'il soit reconnu que la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain. » et qu’il faut par conséquent fonder ses propres valeurs.

Le cinéma de Woody Allen relève alors d’une forme d’anthropologie, écrite de façon hilarante quoique pessimiste, où l’irrationnel et le hasard tiennent une grande place, comme si seul l’humour avait le privilège de regarder le terrifiant en face, de tordre l’humain absolument. Harry dans tous ses états reste l’une des plus édifiantes preuves de ce don allenien pour disséquer la vie de l’homme en plusieurs couches, grâce à un montage qui fait se répéter et se succéder divers sketchs perdus entre fiction et réalité. Tous unis par un scénario, l’idée d’un écrivain confus entre son art et sa vie finissant par clamer : « All people know the same truth. Our lives consist of how we chose to distort it. » (Tout le monde connaît la même verité. Nos vies consistent à la manière avec laquelle nous choisissons de la déformer). D’où, dans son cinéma, la place fondamentale de l’art dans l’existence. WA est un cinéaste cinéphile, qui a toujours considéré le cinéma comme un échappatoire, un moyen d’oublier ses soucis, de réinventer sa vie. Une idée qu’il a notamment matérialisé dans La Rose du pourpre du Caire (1985), avec cette histoire d’une femme allant toujours voir le même film pour sortir de son quotidien morose, jusqu’au jour où le personnage principal sort de l’écran pour la rejoindre et vivre une idylle totalement illusoire et éphémère avec elle. La femme raconte alors : « I just met a wonderful new man. He's fictional but you can't have everything. » (J’ai rencontré un nouvel homme merveilleux. Il n’existe pas, mais on ne peut pas tout avoir.).

Si Woody Allen a tant marqué le cinéma, c’est finalement parce qu’il a su inventer un style de comédie bien à lui, accessible et non aseptisante, riche en métaphysique et dans laquelle le langage prime et exprime à voix haute les plus grandes peurs de l’homme. C’est pourquoi analyser son oeuvre requiert d’abord de la citer. Ainsi, le spectateur a la sensation de ne plus être seul, mais de faire partie d’une humanité unie dans l’angoisse, et qui doit pourtant se révolter sans s’étouffer de ses peurs. C’est un cinéaste qui nous apaise en nous confrontant directement à nos névroses, tout en nous apprenant qu’il sera toujours possible d’en rire dès lors que nous cessons de nous mentir à nous-mêmes. C’est pourquoi qui se sent mal, devrait toujours avoir un Woody Allen à regarder.

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Léa Robinet