L'ami Américain / Nick's Movie : Wim, Nick et les autres...

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Par Super Seven

le 02/12/2023


« Tous les cinéastes qui [ont] un tant soit peu révolutionné la façon de faire des films [semblent] avoir davantage raisonné en fonction d’une “histoire de la communication“ que par rapport à une hypothétique “histoire du cinéma“ ».
On ne s’étonnera pas que cette phrase soit de Serge Daney — présente d’ailleurs dans un texte (« Back to the Future », concluant son recueil Le Salaire du Zappeur) ne portant pas sur le cinéma, mais davantage sur le dispositif télévisuel. Je me permets d’ailleurs d’ores et déjà un élargissement sémantique — de « la façon de faire des films » englobée par la notion plus globale de « cinéma », disons « les films » — car ces deux idées sont absolument corrélées dans la pensée moderne du cinéma, qui est celle de Daney. Il ne fait pas ici figure d’iconoclaste ni de précurseur. Bien avant lui, d’autres ont formulé ce constat qui fait aujourd’hui largement autorité chez les théoriciens du cinéma. Faudrait-il ajouter qu’il ne prédétermine aucunement le caractère révolutionnaire effectif qu’un film peut opérer au sein du 7e art, ni qu’il ne présuppose évidemment de la qualité dudit film. Ici se dessinent doucement deux considérations : le fait que cette pensée nous rattache à une appréhension théorique du cinéma, puis le fait que son application filmique a pu mener à la lourdeur et même à l’abjection.
D’un point de vue spectatoriel en effet, beaucoup de réalisateurs ont, semble-t-il, mal digéré la modernité avec des œuvres débordant de théoricité, et apparaissent comme prétentieux. Stanley Cavell disait déjà dans À la Poursuite du Bonheur (1981) que l’« On peut interpréter comme une des raisons de la modernité dans l’art, la volonté d’échapper à la critique en invoquant directement la théorie de l’art ». Sans adhérer intégralement aux propos de Cavell, reconnaissons qu’ils évoquent indirectement une possible raison du fameux sentiment de prétention que suscitent certains films. Cependant, je déplore tout autant qu’une (trop) grande partie de la production cinématographique n’ait pas conscience de s’inscrire dans une « histoire des communications » — ni même d’ailleurs conscience de s’inscrire dans une « histoire du cinéma ». Attention, il ne s’agit pas d’afficher grossièrement cette « conscience » puisque les films, en tant que vecteurs de communication et d’esthétique, expriment de fait cette conscience/non-conscience. Aussi, la croyance que la nouveauté découlerait de la négation du passé, de l’ignorance et de la non-compréhension de son propre médium, en clair que l’on pourrait réinventer la roue, paraît naïve et orgueilleuse.

Cet article n’a pas pour but de trancher dans ce dilemme spectatoriel. Si j’y recours dans une première partie ironiquement théorique, c’est que j’ai trouvé dans ma découverte de deux films de Wim Wenders, L’Ami Américain (1977) et Nick’s Movie (1980), l’exemplarité d’un équilibre trouvé au sein de ce dilemme, entre trop plein/vide de théoricité.

Nul ne pourrait nier que Wenders a conscience de son art et nul ne pourrait non plus nier que Wenders affiche cette conscience. Chez lui, tout crie le cinéma.
Nick’s Movie, pour ceux qui ignorent tout de son sujet, est une co-réalisation de Wim Wenders et Nicholas Ray sur la mort de Nicholas Ray. Ce dernier y apparaît mourant et rachitique, parfois alité, ponctuant (presque) toutes les scènes de tragiques quintes de toux. Ray ne joue autre chose que Ray, étant véritablement atteint d’un cancer. Autrement dit, peut-être que Ray ne joue pas — nous y reviendrons. Wenders, lui non plus, ne semble pas jouer puisqu’il incarne nul autre que Wenders-réalisateur, ami de Ray/Nick qu’il rejoint pour tourner un film avant sa mort. Nick’s Movie s’inscrit par essence dans une histoire du cinéma : Ray, réalisateur important du cinéma américain des années 1950 (Le Violent; Johnny Guitar ; Rebel Without a Cause) avant d’être malmené par les studios, se meurt, tandis que Wenders, jeune réalisateur du Nouveau Cinéma Allemand, émerge ; deux époques se rencontrent et se succèdent.
Le premier plan fait écho à celui du précédent film de Wenders, L’Ami Américain. Ils sont tous deux habités à la fois par un cadre relativement similaire et par un principe identique : un homme (Dennis Hopper, l’ami américain, et Wenders, l’ami cinéaste) sort d’un taxi new yorkais pour rejoindre Nick. Cela se déploie d’une part dans une logique fictionnelle — Nick joue un peintre — puis dans une logique documentaire — Nick joue Nick. Vous conviendrez que faire jouer à un cinéaste le rôle d’un peintre n’est jamais innocent. En cela, l’écho entre les deux œuvres est évident ; il s’agit toujours de rejoindre Nicholas Ray, en ayant conscience de son statut de réalisateur américain vieillissant.

Une différence toutefois : Nicholas Ray n’est pas au centre de L’Ami Américain, alors que dans Nick’s Movie tout converge vers lui.
Difficile de dire si Nick est plus objet ou sujet de cinéma, tant le film décompose le processus créatif qui l’anime, dans une démarche quasi rouchienne de partage où le statut des images, entre documentaire et fiction, est volontairement brouillé. Comme chez Rouch, l’importance du regard est explicitement évoquée lorsque Wenders introduit, à l’aide de la voix off, ses propres questionnements éthiques et moraux. De cette façon, Wenders évite l’abjection du voyeurisme. Mais si Rouch considère que la caméra provoque la sincérité des sujets filmés, et révèle leur vérité cinématographique, la question est ici déplacée. La culture et la sociologie sont surplombées par le caractère mortel de la vie.
James Naremore, dans son ouvrage Acting in the Cinema (1988), évoque à propos de Nick’s Movie, ces mots de Jean-Luc Godard paraphrasant Cocteau : « La personne que l’on filme, vieillit et mourra. Nous filmons donc la mort au travail. ». De là découle tout le trouble d’une œuvre qui entremêle art et mort, représentation et biologie. Or, ici, ce n’est pas de l’art qu’émerge le drame mais bien de la biologie. Le jeu, la notion même d’acteur se trouvent à ce moment écrasés par elle. Aussi, toute vérité cinématographique se brise sous le poids de la vérité du caractère mortel de l’homme, sous le poids de la vision de ce vieil homme mourant.
La dimension méta-cinématographique n’a ainsi jamais été aussi jusqu’au-boutiste que dans Nick’s Movie puisqu’elle touche au point de limite du cinéma : il peut immortaliser les derniers instants de Nick, mais jusqu’à quel point peut-il interférer ? — comme le dit un personnage, si Nick n’avait pas fait ce film, il serait mort plus tôt. La question reste à méditer.

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Nick's Movie

C’est cette même tentative de conjurer le caractère périssable des choses par le cinéma qui habite les personnages de L’Ami Américain. Adapté de deux romans policiers de Patricia Highsmith, le film s’éloigne sans surprise du thriller pour traiter d’autres thématiques chères à Wenders. Le cinéma est l’une d’elles.
Il serait passionnant d’en faire faire une analyse par des historiens de la technique du cinéma tant les machines faisant écho au 7e art, et particulièrement à sa préhistoire, y sont présentes. C’est autour des cadeaux que s’offrent Hopper et Ganz qu’une amitié peut naître : deux simples babioles créant un effet d’optique, comme celles qui amusaient la société du XIXe siècle. A priori insignifiants, ces jeux optiques témoignent du partage d’une condition, d’un rapport à la perception. Cette façon de se distraire catalyse à la fois quelque chose d’enfantin, d’insignifiant — on voit d’ailleurs les enfants de Bruno Ganz jouer avec ce qui semble être un zootrope —, et quelque chose de très inquiétant, du côté d’une amertume et d’une mélancolie destructrices. Je pense notamment à cette scène où, sans explication, Dennis Hopper se photographie en pleurant, allongé sur un billard. On ne décèle jamais totalement si ces tentatives de conserver quelque chose de soi — cela passe aussi par l’enregistrement magnétique du son — conjurent la mort ou la perpétuent. Cette obsession presque pathologique du personnage de Hopper pour ces gestes désespérés et illusoires témoigne de tout son mal être. Peut-être est-ce donc cette mélancolie, cette profonde solitude, qu’il partage avec Ganz — d’ailleurs mourant, qui scellent leur amitié ? Car la conscience qu’a Wenders de s’inscrire dans une histoire du cinéma passe avant tout par l’amitié, qui transparaît dans toute son œuvre, celle qu’il porte aux cinéastes, aux artistes — ce qui, instinctivement, me fait le rattacher à la post-modernité plutôt qu’à une modernité stricto sensu.
La présence de la machine va au-delà du jeu optique, de l’enregistreur magnétique, mais s’inscrit aussi dans la figure du train que l’on ne saura détacher de l’histoire du cinéma. On sait la place importante qu’occupe L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, et l’on sait plus globalement que le train est une machine dont l’invention, si elle n’est pas strictement contemporaine du cinéma, témoigne d’un esprit similaire qui lui a permis d’émerger. Sans lui, je doute que le cinéma n’ait vu le jour — simple intuition que ne démentiraient sûrement pas les historiens de la technique. Car comme le train, le cinéma est une machine du mouvement, une machine de conquête. Aussi la présence du train dans le film — métro parisien puis train allemand — signale un meurtre que doit effectuer Ganz. Autrement dit, le train, comme le cinéma, est mis en rapport avec la mort.

Prêtons-nous alors au jeu de la (potentielle) surinterprétation, et gageons que L’Ami Américain est une réflexion historique et ontologique sur le cinéma. Le film représente trois zones géographiques : l’Amérique (puissance hégémonique du cinéma), la France (pays connu comme l’inventeur du cinématographe) et l’Allemagne de l’Ouest (pays d’origine de Wenders). Notons que si le meurtre est commandité par un Français, incarné par Gérard Blain, cela s’inscrit dans une logique gangstériste auxquels les Américains (et notamment le personnage de Samuel Fuller) ne sont pas étrangers. Il y a ici conflit d’intérêt. Pour paraphraser Bazin, le cinéma c’est le mouvement mais c’est surtout l’action. Il faisait d’ailleurs du western, le genre le plus éminemment cinématographique. Or, Dennis Hopper est un personnage de western : un cowboy triste, bien loin de l’Ouest Américain que Wenders retrouvera dans Paris Texas (1984). Aussi le règlement de compte qui intervient dans la dernière partie, suivi par une sorte de fuite en avant évoquant le road movie, propulsent le personnage de Ganz dans un film américain. L’amitié triomphe pendant ce court moment de folie : Hopper retrouve certainement son idéal disparu, cause de ses maux. Ganz choisit toutefois d’y renoncer pour retrouver, peut-être, la morosité de son existence, mais surtout pour s’éloigner de cette logique de violence sur laquelle le cinéma américain a tant capitalisé. Une manière, sans doute, de dire non au cinéma (ou à un certain type de cinéma – tout en questionnant la place du Nouveau, en Allemagne), pour retrouver la vie.

Ce refus de Ganz offre un parallèle intéressant avec le personnage de Ben Gazzara dans Meurtre d’un Bookmaker Chinois (1976), sorti peu avant. Similairement à Ganz, Gazzara est un personnage de Film Noir qui refuse la logique du genre. Tous deux empruntent un chemin de traverse et partagent une même fatalité. La dernière scène du Cassavetes, dans laquelle Gazzara touche son veston tâché de sang par sa plaie ouverte, trouve un écho dans la blessure que se fait Ganz alors qu’il s’apprête à tuer dans le métro parisien. Le sang scelle un destin : tuer et mourir. Quoi qu’il en soit ces deux personnages sont, pour leur cinéaste, une manière de se situer au sein de leur art.

La mort surplombante, sa vérité incarnée, permet de trouver ce fameux équilibre entre trop plein et vide de théoricité. L’annihiler pour mieux la sublimer. À la fin de L’Ami Américain, Nicholas Ray apparaît seul à New York, contemplatif, faisant figure de spectateur. Troublante prémonition que celle-ci ; le film est sur le point de se terminer mais la mort, elle, s’apprête à venir le trouver.


Benjamin Bray


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