Par Super Seven
Se pencher sur le cas Vera Chytilovā revient à s’attaquer à une personnalité dure à cerner. Il n’y a qu’à se replonger dans l’entretien qu’elle a accordé à Jacques Rivette et Michel Delahaye dans le numéro 198 des Cahiers du cinéma (1968) où elle dit ne pas pouvoir revoir ses films, notamment Le Plafond (1962) et Quelque chose d’autre (1963) – mais elle applique cela aux Petites marguerites (1966) également –, car elle a le sentiment de s’y être exprimée « trop lourdement » et qu’elle pense devoir toujours « tout recommencer ». Deux idées fortes mais paradoxales quand l’on s’attache à voir ou revoir ses films. Car ce qui frappe face à ses trois premières œuvres – il faut ajouter aux deux titres précités Un sac de puces (1962) pour compléter la rétrospective orchestrée par le distributeur Contre-jour – est un style qui mêle théorie et grâce, vivacité de l’esprit et poésie du corps, toujours féminin.
Ses héroïnes n’en sont pas vraiment : ce qui l’intéresse n’est pas tant la revanche des femmes sur le plan du cinéma que leur existence par le prisme de l’expérience et des regards – le sien, le leur et celui des hommes/de la société. Le tout dans une pluralité de parcours croisés ou parallèles plutôt qu’une série de portraits individuels. C’est tout l’objet du Plafond, court-métrage de fin d’études dans lequel Marta, étudiante qui travaille dans la mode, cherche à s’épanouir malgré l’étau socioprofessionnel qui la guette. Suit une série d’errances à caractère documentaire (Chytilovā s’impose dans la rue, saisit les turpitudes quotidiennes de ses comédiennes amatrices) jalonnée de défilés stylisés (arrêts sur image entre autres jeux de montage) qui évoque finalement moins Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962) – bien que le rapport ne soit pas farfelu – que la naissance d’un regard schizophrène sur la féminité. Le montage questionne l’oppression et le voyeurisme : l’attention portée à ces femmes confine au fétichisme – d’où le gel, l’emprisonnement du freeze frame et les saccades qui en découlent – tout en jouant d’une certaine beauté plastique qui renvoie aux activités préalables de Chytilovā, d’abord dessinatrice et mannequin. Plutôt que d’essayer de lier ces deux pôles ou d’apporter une réponse, la caméra privilégie l’abandon du corps à l’espace, la quête de liberté et la prise de pouvoir du cadre par les femmes ; on pense déjà, rétrospectivement, aux Marie des Petites marguerites qui découpent littéralement les plans et malmènent le réalisme spatial pour créer leur propre trajectoire. Ici, dans une logique néo-réaliste, Marta s’enfuit, découvre et révèle les rues de Prague dans toute leur intensité sixties où être une jeune femme n’est pas de tout repos : les hommes sont partout, les bousculades légion et la pression fait rage. D’où l’évasion finale, ce train et cette rencontre avec une mère qui lui offre à manger, plongeant l’étudiante dans une émotion sincère, celle d’une simplicité retrouvée et d’une absence de jugement.
Le Plafond (1962)
Cette trajectoire trouve un écho troublant dans Un sac de puces, presque entièrement tourné du point de vue d’une jeune femme qui débarque dans un pensionnat. Jamais montrée, essentiellement muette, elle est un pur alter ego du spectateur, dès lors immergé dans un monde aux airs d’interdits. L’impression de voir un Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933) au féminin affleure, entre les batailles de polochons et discussions authentiques sur la trivialité du quotidien (les garçons, les sorties, les rêves et désillusions), les différentes dynamiques relationnelles et complicités qui se nouent au fil des jours (on se chamaille et on se dispute sans cesse, au grand dam des surveillantes). Au milieu de cette bande, une jeune femme, proche de celle dont nous avons les yeux mais surtout électron libre qui enchaîne fugues dans la nature et abandons de poste pour vivre en accord avec ses sentiments. En étant en posture de confident, le spectateur est saisi par le contraste entre l’ardeur intérieure de cette ingénue qui ne demande qu’à s’exprimer en ne contraignant pas son corps à un labeur imposé et la violence du monde des adultes, prêt à tout pour la réprimer au regard de codes de conduite traditionnels et paternalistes. Le regard est baladé sans cesse, jamais vissé sur un détail mais cherchant avec candeur et sensibilité à capturer l’essentiel de l’atmosphère bouillonnante. Une scène l’illustre particulièrement, quand elle est convoquée devant les gérants de l’usine où les pensionnaires travaillent, en présence de ses camarades devant infirmer ou affirmer les rumeurs sur son comportement. En laissant la caméra aller d’un personnage à l’autre pendant que les reproches fusent et que la sororité, précédemment à l’œuvre, ne se manifeste plus, Chytilovā rend le personnage-spectateur complice par son mutisme et questionne la physicalité face à la liberté. Assis, l’on ne peut aider celle qui ne tient pas en place et veut s’approprier son corps pour exister.
Ce besoin d’appropriation est la sève de Quelque chose d’autre, dont le dispositif étrange invite à la plus tendre des acuités. Deux femmes se partagent le temps d’écran. La première, Eva (Eva Bosakova), est gymnaste et se prépare, non sans mal, pour des championnats du monde. La seconde, Vera (Vera Uzelacova), est mère de famille dans une union routinière qui paraît l’étouffer. Jamais Chytilovā ne les relie à l’exception d’un raccord fait par le poste de télévision que regarde le fils de Vera et sur lequel s’illustre Eva. Ce qui pourrait virer à l’étude sociologique et mécanique de la place des femmes en République Tchèque, entre vie domestique et carrière professionnelle, s’avère être une série de virages et de figures entre deux âmes tourmentées qui cherchent l’harmonie personnelle. Point de scénario ici, seulement une série de péripéties banales – les entraînements et virées shopping de la sportive croisent les débuts d’une idylle adultérine de l’épouse. Aucun jugement n’est porté par une caméra qui sonde les points d’achoppements, les failles créées dans un système par ces sorties de route et la répétition qui les accompagne afin d’amorcer de nouveaux chemins ; on en viendrait presque à y voir les prémisses du parcours de Bulle Ogier dans L’amour fou (Jacques Rivette, 1969). En essayant de se reconnecter avec leurs corps, ces deux femmes envisagent surtout de retrouver une place dans leurs tableaux respectifs (la sainte famille vs la grande famille du sport) ; d’où une double conclusion moins déceptive que pleine de grâce. Vera renoue avec son mari qui lui révèle l’avoir également trompée tandis que Eva, après avoir remporté sa compétition, devient entraîneuse et décide de transmettre ce travail du corps qu’elle a longtemps fait pour elle seule. Toutes deux ont trouvé une direction, moins dans l’accomplissement d’une logique prédéfinie – surtout pour Vera que l’on n'imagine pas retomber dans son rôle d’épouse initial – que dans une envie de reprendre leur vie en imposant leur rythme.
En exposant ainsi ces corps usés mais en quête de renouvellement, sans fard ni stéréotype, tout en flirtant avec le documentaire, Chytilovā trouve son cœur émotionnel. Ses femmes, d’abord prisonnières des cadres – dans tous les sens du terme –, se libèrent par la seule force de la mise en scène qui ne cesse de déployer un nouvel espace pour elles : que ce soit un extérieur à arpenter ou une intériorité à laisser exploser, le regard de Chytilovā, dans ces trois films comme dans le reste de son œuvre, dessine une cartographie de tourments que l’on ne se lasse pas d’explorer.
Elie Bartin
Věra Chytilová en 3 films, en salle depuis le 17 septembre - Contre Jour