Violence, corps et métal : la trilogie Tokyoïte de Shinya Tsukamoto

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Par Super Seven

le 31/05/2023


Dans les années 70 et 80, la culture populaire américaine est envahie par une science-fiction dystopique mettant en scène un futur proche mis en danger par l'avancée de la technologie. Des protagonistes cyniques et désabusés y évoluent souvent dans une société violente qui broie les individus ; la rébellion est alors nécessaire pour regagner une forme de liberté. Ce mouvement naît des inquiétudes provoquées dans les années 80 par la conjonction du développement de l'informatique et du déferlement de l'idéologie néolibérale. Il trouve un nom en 1983 dans un article du Washington Post critiquant des nouvelles de l'écrivain William Gibson : le Cyberpunk. Protéiforme, ce dernier infuse dans tous les arts populaires : la littérature (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick), le jeu-vidéo (Cyberpunk 2077) et bien sûr le cinéma (Blade Runner, Robocop, et tant d’autres).

Le Cyberpunk est toutefois loin d'être un phénomène uniquement américain. En France, on peut penser à des films comme Le prix du danger d'Yves Boisset, des bandes-dessinées comme La caste des méta-barons de Jodorowsky ou certaines œuvres d'Enki Bilal. Le genre semble avoir néanmoins particulièrement trouvé refuge au pays du Soleil Levant, avec une quantité importante d'œuvres nippones y étant associées dans des mediums différents (Gunnm, Ghost In The Shell,...).

La naissance du mouvement Cyberpunk japonais est souvent associée à Katsuhiro Otomo (Akira), mais d'autres artistes sont à considérer, comme l'acteur et réalisateur Shin'ya Tsukamoto. Moins connu car profondément radical, cet artiste particulier fait surtout vibrer une certaine niche de cinéphiles. Or, à la faveur de la ressortie salle et vidéo de ses films par Carlotta Films – que l’on félicite une nouvelle fois chaudement pour ce travail précieux de transmission – il semble essentiel d’inviter à découvrir ou redécouvrir cette œuvre singulière.

Considéré par William Gibson comme le premier film réellement cyberpunk, son premier long-métrage Tetsuo fait office d'œuvre matricielle ; bien que filmé en noir et blanc avec des moyens limités, impossible d’y rester indifférent. Dans la première séquence, Tsukamoto filme un amas de câbles, de boulons et autres éléments mécaniques accompagnés par une musique aux sonorités industrielles, laquelle est organiquement liée à l'image par des sons métalliques, de machinerie qui convoquent l'imaginaire de l'industrie. D’emblée le ton est donné avec ce commentaire d'une société post industrielle, qui écrase ses sujets. Cette idée, Tsukamoto la développe le plus littéralement possible, à travers l'envahissement du corps par l'acier. Le protagoniste voit sa chair progressivement muer en carcasse métallique, et cette tumeur de fer le ronge de plus en plus vite, jusqu'à investir le corps entier, jusqu'à ce qu’il devienne « The Iron-Man », comme le précise le sous-titre du film.

La métamorphose s'accompagne d'une souffrance insondable. Cette épreuve est premièrement physique : Tsukamoto s'inscrit, comme David Cronenberg, dans la tradition du body horror, et révèle crûment la douleur du supplicié. Elle est ensuite mentale ou psychologique ; l’homme, devenu monstre, maudit sa nouvelle condition. La transformation induit honte et tristesse tout comme elle réveille les instincts les plus primaires, auparavant anesthésiés par la société. Pulsions érotiques et meurtrières se mêlent alors ; le sexe – au sens organique – devenant arme : une foreuse gigantesque jaillit des entrailles et transperce, ultimement et tragiquement, l'être aimé. Au bout de ce chemin ne peut naître que la folie la plus furieuse. Une démence qu'embrasse sensoriellement la mise en scène de Tsukamoto par ses effets d'accélération du temps, un montage expérimental donnant corps à une narration presque intégralement visuelle mais furieusement chaotique, sans oublier un jeu d'acteur exagérément expressif convoquant le cinéma muet. Le film lui-même semble emporté dans une danse fiévreuse, celle de l'acier tentant de conquérir le monde entier.

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Tetsuo, The Iron Man

Le culte Tetsuo concentre déjà toute l'essence du style son auteur, ainsi que les sujets qui lui sont chers et autour desquels il va construire son cinéma. Tetsuo II : Body Hammer n’a dès lors rien d’une suite ou d’un remake mais se vit comme une variation autour des thématiques du premier volet, une réinterprétation. Plus « commercial », ce deuxième opus déploie une narration plus classique et linéaire, doublée d’un scénario un peu étoffé, notamment au niveau de la caractérisation des personnages. Aussi, Tsukamoto profite d'un budget plus confortable pour s'essayer à la couleur. Le film entier baigne dans une ambiance assez onirique créée en partie par ses tons gris/bleus irréels, parfois remplacés, le temps d'une scène, par des coloris orangés vifs, notamment pendant les flashbacks. Ces choix contrastent avec l'âpreté du noir et blanc de Tetsuo. Loin du cauchemar frénétique du premier volet, Tetsuo II réserve ses effets à de brefs moments, pour une intensité intacte. Cette violence plus instantanée se matérialise dans la figure du protagoniste lui-même. Plus que l’homme-métal du premier volet, il est maintenant l'homme-arme, qui passe du salary man apeuré au monstre maléfique en un claquement de doigts dès lors qu'il perd le contrôle de ses pulsions meurtrières.

Tsukamoto en profite pour explorer quelques thèmes absents du premier film. La violence n'est plus seulement celle de l'industrie, elle est culture, transmise du père au fils dès le plus jeune âge dans un objectif de prise de puissance viriliste et une volonté de dépassement. L'homme cherche à devenir plus que l'homme, il tend à toucher le divin. Cette dimension religieuse de la violence se matérialise à travers les antagonistes, sorte de mouvement sectaire militarisé. Ses membres sont parés d'un long manteau de cuir et de lunettes de soleil, ce qui ne manque pas de rappeler le Matrix (1999) des sœurs Wachowski, avec qui Tetsuo II partage cette figure de l'élu prophétique dont le destin est de devenir Dieu au fil d'un combat final à la portée mythologique.

Mais l'affrontement de Tetsuo II n'oppose pas deux ennemis jurés comme Néo et l'agent Smith, il oppose deux frères. Ce combat fratricide devient le cœur du dernier film de la trilogie de Tsukamoto dédiée à la capitale japonaise : Tokyo Fist. Traitant du milieu de la boxe, cet ultime opus voit s'affronter à l'écran Shin'ya Tsukamoto lui-même dans le rôle principal, et son propre frère Kôji Tsukamoto, boxeur professionnel. Plus personnel, mais aussi plus maîtrisé, Tokyo Fist impressionne dès les premières secondes de son introduction hallucinante. Comme une variation de l'introduction de Tetsuo, Tsukamoto filme un ballet des corps, rythmé par la musique énergique de Chu Ishikawa. La furie de Tsukamoto frère semble s'y déchaîner tout entière, dirigée contre la caméra elle-même ; celle-ci, virevoltante et folle, peine à éviter les coups. Il s’agit littéralement de « casser la gueule » du spectateur, et c’est brillamment réussi. A côté, la ville est plus aliénante que jamais, et vide le protagoniste de toute énergie vitale, étouffé par des immeubles gigantesques, standardisés et sans âme, à l’ampleur dessinée tout en lignes de fuite.

Tsukamoto réactualise son commentaire d’une société aseptisée, uniformisée, déshumanisante. La formation d'un triangle amoureux entre Tsuda, Hizuru et Kojima intervient alors comme une échappatoire, et précipite chacun des personnages dans une fascination morbide de la violence et de la douleur, aux airs de folie autodestructrice. Tokyo Fist semble ainsi préfigurer Fight Club de David Fincher, sorti, comme Matrix, en 1999. Toutefois, le traitement du sujet varie énormément. Ici, aucune trace d’humour satirique ou provocateur, Tsukamoto rejette tout second degré. Onirique, furieux, Tokyo Fist relève plutôt du film de monstre, voire d'horreur, où le sang chaud se mêle horriblement à la froideur du béton. S’il garde sa forme humaine, le « monstrueux » Kojima renvoie directement au protagoniste de Tetsuo II qui, submergé par son « désir de meurtre », peut se changer tout à coup en démon assoiffé de violence. Aussi, Tsukamoto se sert de son triangle amoureux pour aborder la masculinité toxique, la violence au sein du couple hétérosexuel exclusif et donner à voir le portrait d'une femme qui, non moins troublante que la Marla Singer de Fight Club, s'affirme et se réapproprie son corps par la douleur. Tsukamoto, cinéaste de la violence certes, mais aussi d’une certaine ébullition des êtres, d’une frénésie libératrice qui contamine ceux qui se refusent à l’aliénation. Un cinéaste on ne peut plus actuel et nécessaire, en somme.


Marc Thibaudet


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Tokyo Fist