Toute la mémoire du monde : résister à la mort

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Par Super Seven

le 19/03/2023


Débuter un festival par la projection d’un film intitulé S’en fout la mort revient forcément en partie à le mettre sous le poids de la question de la possibilité et de la façon de filmer la mort. Et puisque le festival s’appelle « Toute la mémoire du monde », il s’intéresse forcément aussi à la conservation du cinéma, à sa constitution en patrimoine, à la transmission d’une mémoire collective désormais enregistrée par la machine. En bref, il est un tentative de résister à la mort du cinéma.

S’en fout la mort (1990) de Claire Denis nous confronte d’abord à la mort animale avant d’en venir la mort humaine. Le défi n’est autre que de filmer dans un corps à corps douloureux entre l’acteur et le spectateur, la souffrance des personnages, des animaux à l’aide de plans rapprochés dans des espaces clos. Dès lors, le visionnage est une expérience éprouvante. Dans un style de réalisme social exacerbé, propre à Claire Denis, S’en fout la mort raconte l’histoire de l’organisation de combat de coqs clandestins, afin de gagner de l’argent sur des paris, en banlieue parisienne, par trois hommes, un blanc et deux noirs. Détail important puisque le film cherche à illustrer au travers de cette hiérarchie qui descend de l’homme à l’animal, les rapports entre les noirs, les blancs et les bêtes. Les deux hommes noirs sont directement relégués au sous-sol avec les coqs qu’ils doivent entrainer, alors que l’homme blanc se situe au sommet et se contente d’apporter les capitaux nécessaires. De cette froideur des rapports sociaux procède la dureté du récit, dont la découverte est plus ardue encore par la violence des combats à mort entre les coqs ; leur souffrance étant bien plus difficile à mettre à distance du fait de la difficulté à la croire feinte, là où les acteurs, après tout, restent des acteurs. Pourtant, comme pour nous rassurer, le générique de fin commence par la mention « Aucun animal n’a été maltraité durant ce tournage », mais cela provoque peut-être l’inverse du soulagement escompté. Existe-t-il une éthique pour filmer la mort, même et surtout dans un cadre fictionnel ? A t-on le droit de tromper le spectateur de la sorte, d’exacerber la cruauté toujours fausse au nom d’un style réaliste ? Il faut d’abord penser que oui puisque ce récit renvoie à une violence, à des pratiques qui sont bien réelles et il s’agit donc moins d’angoisser le spectateur que de l’enjoindre à questionner le réel comme il questionne la fiction. Ce que l’homme ne supporte pas virtuellement, il devrait encore moins le supporter effectivement, or nous laissons cette réalité exister. Rendre une illusion si réelle permet de faire planer le doute sur l’ensemble du film, le rapport des hommes entre eux est-il aussi réellement feint ? Mais cela peut aussi provoquer le questionnement inverse, tout n’est-il pas qu’illusion ? Ainsi, S’en fout la mort interroge la légitimité du mensonge dans la fiction, du moins dans la fiction qui se veut réaliste.

Quant au premier film des frères Larrieu, Fin d’été (1999), également projeté, la présentation fut tout autre. Les deux réalisateurs ont précisé dans leur introduction qu’un animal a été tué lors du tournage de la partie documentaire mais ce afin d’être mangé. Toutefois un paradoxe, puisque ce qui peut paraitre plus cruel a été en réalité beaucoup moins douloureux à regarder. Est-ce parce que le meurtre est réel ? Parce que l’animal n’est pas tué frénétiquement, à la chaine, par pure passion morbide ? Parce qu’il s’inscrit dans un rapport plus respectueux à la nature ? Dans un échange entre l’homme et l’animal qui sait et comprend son sacrifice ? Fin d’été, récit complètement déjanté, raconte l’histoire d’un homme retournant fin août dans le lieu où il a grandi, une terre reculée dans les montagnes investie par un vieux soixante-huitard ayant renoncé à la civilisation pour vivre proche de la nature. Fiction qui a pour matière le réel, puisqu’un réel ex-révolté de Mai 68 est filmé dans sa propre maison. Le film brille cependant davantage pour sa partie documentaire, le prologue, pourtant tournée un an après la fin du tournage de fiction dans l’unique but d’atteindre la longueur d’un long-métrage et d’obtenir certaines aides financières. Cette séquence a la forme d’un court métrage documentaire d’un dizaine de minutes montée à la façon de Luc Moullet : de belles images surplombées d’une voix-off au ton neutre mais à l’ironie grinçante. Et si ce moment est si réussi c’est parce qu’il n’a pas d’autres prétentions que d’enregistrer des bribes de vacances, des fragments de joie réelle parfois traversée par la mort (animale) inévitable.

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S'en fout la mort (1990) - Claire Denis

Mais un festival nommé « Toute la mémoire du monde » se doit de renvoyer autant à la mort qu’à une volonté de rendre vivant le passé, de raviver les images. Faire éviter la mort à une technique même de résistance à la mort. Comme le rappelait si bien Jean-Louis Comolli, « ce que l’image abolit, c’est peut-être bien le temps lui-même vu comme un précurseur de la mort. L’image en effet peut être abîmée par le temps, mais elle est faite pour lui résister et maintenir parmi les vivants la figure d’une ou d’un disparu qui, ainsi, ne sort pas du cercle de la vie. C’est ce que fait le cinéma, effet de réel en plus. ». Dans un tel événement, Le comédien (1948) de Sacha Guitry ne pouvait que trouver parfaitement sa place. En effet, il nous offre ici un récit sur la filiation en mettant en scène la vie de son père Lucien Guitry, grand acteur de théâtre, et la passion pour celui-ci qu’il a transmise à son fils. Comme souvent chez ce Guitry, il s’agit de l’adaptation d’une pièce éponyme écrite par Guitry fils et jouée par Guitry père en 1921. Mais au cinéma, le sujet devient réellement la filiation en ce que Sacha Guitry prend le parti de jouer à la fois son propre rôle et celui de son père. Idée d’adaptation brillante, qui intègre la mort de son père survenue en 1925, et permet de mettre en avant ce que nous lèguent les morts, la façon dont ils continuent à vivre en nous mais également la façon dont ils sont dépassés par nous. Le comédien tient compte de la vie qui est passée et qui continue son mouvement. Guitry a donc su user de la force du cinéma pour raconter la mort en inscrivant l’histoire d’un individu dans une mémoire collective.

La diffusion de Home Movie (1968), série de courts métrages muets filmés par Frederic Pardo, s’inscrivait également dans l’enjeu de faire vivre encore un peu les morts, ou de raviver simplement une époque. Leur caractère intimiste les rapproche de la vidéo de famille, valant surtout en ce qu’ils sont témoins d’une ère passée, profuse et libre. Frederic Pardo, surtout connu pour son travail de peintre, était membre, dans les années 60-70, du groupe d’artistes « Zanzibar » qui comprenait des artistes tels que Philippe Garrel et par association Nico – la chanteuse du groupe Velvet Underground –, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Tina Aumont, etc. Le plaisir que nous retirons à voir ces films amateurs viennent de l’impression qu’ils nous donnent de rentrer par la petite porte dans le monde de ces artistes que nous admirons. Mais voir que ces films entrent dans le patrimoine du cinéma amène à nous questionner sur le statut de la vidéo amateur, entre art et document, et sur ce qu’est vouée à devenir la masse de vidéos aujourd’hui tournées ; lesquelles vaudrons la peine qu’une instance les préserve ?

A l’opposé de ce cinéma intéressé aux individus et faisant renaitre des hommes dans leur particularité, se situe L’Histoire de la guerre civile (1921) de Dziga Vertov, nouvellement reconstitué par Nicolas Izvolov. Il s’agit du deuxième long-métrage de Vertov, rapidement perdu, du vivant même de ce dernier. Il s’agit d’un montage de prises de vues tournées par Vertov mais dans le cadre des actualités, ce qui est plutôt déconcertant et, en un sens, assez impersonnel. Celles-ci apparaissent ainsi précieuses surtout parce qu’elles témoignent de la grande Histoire. Nous pouvons par exemple y voir Trotski, et puis nous pouvons surtout poser un regard nouveau sur le récit de cette guerre, racontée ici par thématique, et en avoir des images. Ce faisant, Vertov questionne la façon dont le cinéma et surtout le documentaire peut modifier, et modifie déjà, la façon de raconter l’Histoire. Après tout, toute guerre se gagne désormais aussi au travers de ses images.


Léa Robinet


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Histoire de la guerre civile (1921) - Dziga Vertov