Cher Papa & Fantôme d’Amour : L’incommunicabilité chez Dino Risi

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Par Super Seven

le 25/08/2023

Après avoir été l’un des piliers incontournables de la comédie à l’italienne durant les années 50-60, Dino Risi s’est laissé allé à des expérimentations plus extravagantes, gardant toujours son esprit ironique et son pessimisme grinçant. Deux de ces films de fin de carrière bénéficient cette semaine d’une ressortie nationale commune : Cher Papa et Fantôme d’Amour. Deux oeuvres apparemment éloignées, le premier s’inscrivant comme un héritier direct de sa période de comédie à l’italienne pendant que l’autre fait partie de ses rares incursions dans le cinéma fantastique, mais entre lesquelles les liens sont plus nombreux qu’on ne pourrait le penser.

Déjà, malgré les variations de style, Risi conserve certains standards, notamment dans son entourage artistique. Vittorio Gassman, son acteur fétiche, est à l’affiche de Cher Papa, pour un rôle tout à fait dans la continuité de leurs précédentes collaborations, et Fantôme d’Amour offre la réunion de Marcello Mastroianni et Romy Schneider, moins habitués chez le cinéaste mais qui restent de très grands noms de leur époque. Il en va de même derrière la caméra avec la présence de Tonino Delli Colli, ayant travaillé avec Risi dans sa période noir et blanc comme dans sa période couleur, qui sait parfaitement adapter sa direction pour rendre compte d’ambiances caractérielles, notamment dans la gestion de l’urbanisme. La brume et les couleurs ternes de Fantôme d’Amour renforcent l’inquiétude latente que provoquent les apparition d’Anna, ancrées dans une ville de province qui semble coupée du monde, et Cher Papa vogue entre Genève et Rome dans une architecture très moderne et riche, qui invite aux excès — en témoigne la géniale séquence de boîte de nuit, dans laquelle, alors qu’il joue le plus souvent de grands espaces, voire majoritairement d’extérieurs, Risi étouffe Gassman dans un espace physique et sonore saturé, contraignant son personnage à repenser sa manière de se faire remarquer.

Surtout, chacun des membres de ce tandem filmique semble être la face B d’un autre film du réalisateur. Cher Papa agit comme une suite spirituelle d’Il Giovedi ; une relation père-fils est explorée à un âge différent, tout en conservant un fossé — social ou idéologique — qui sépare les deux générations et les contraint à se mentir, se repousser, et s’aimer aussi mais presque en secret. Dans Il Giovedi, Risi renverse la relation père-fils avec un homme, prolétaire et affabulateur chronique, qui cherche à impressionner son fils qui a reçu une éducation bourgeoise. Cette fois dans Cher Papa, un ex-résistant a réussi sa vie et est devenu un grand bourgeois à la tête d’une multi-nationale, avec une immense maison pour ses réceptions mondaines, et il continue pourtant de tout faire pour paraître cool aux yeux de son fils, jeune communiste anarchiste. De son côté, l’ambiance étrange de Fantôme d’Amour n’est pas sans rappeler celle de l’étonnant Âmes Perdues, sorti quatre ans auparavant. Plus que les études sociales habituelles chez l’Italien, les récits se recentrent sur les individus et préfèrent le doute aux constats. La folie guette les protagonistes, entourés de mystères et d’éléments si ce n’est fantastiques, au moins fantasmagoriques. Les comédiens déploient des personnages bien plus insondables et désincarnés que les portraits qu’on lui connait, lesquels représentent d’ordinaire toute une strate d’italiens, et s’épanouissent dans un environnement plus propice à une grande liberté de direction et de jeu, générant ainsi une poésie proche de celle d'Ettore Scola, lui qui n’hésite jamais à user d’artifices surréalistes pour véhiculer des émotions.

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Fantôme d'amour

Si la filiation entre Cher Papa et Fantôme d’Amour avec certaines des précédentes oeuvres de Risi est donc plutôt simple, leur relation entre eux se trouve être plus subtile en ce qu’elle relève d’un indicible : le silence. Dans les deux cas, il y a un homme qui a rencontré un grand succès professionnel, mais sur lequel pèsent des éléments du passé qu’il préfère enfouir plutôt qu’exprimer. Pour Albert dans Cher Papa, c’est son passé de résistant — et par conséquent le poids de l’après guerre sur sa génération — qu’il refoule, vivant pleinement sa nouvelle vie de patron prêt à magouiller pour le succès de son entreprise. Il semble avoir oublié les convictions pour lesquelles il s’est battu — s’il en a jamais eu d'autre que le pur patriotisme — et ne pas se reconnaitre dans les nouvelles revendications de son fils et ses amis, bien plus individualistes. En pensant épargner son fils d’une dure vie de labeur grâce à sa réussite, il creuse en réalité un fossé entre eux ; à la communication, il préfère la démonstration. Il découvre d’ailleurs l’implication de son fils dans certains plans des Brigades Rouges au travers de notes écrites, sur lesquelles il ne parvient jamais à le questionner frontalement. Cette impossibilité de dialoguer est d’autant plus forte dans Fantôme d’Amour, puisque chaque fois que Nino cherche à percer le mystère d’Anna, son grand amour passé, elle se volatilise. La barrière entre les deux devient même physique lorsque Nino apprend qu’Anna est morte plusieurs années, scellant l’impuissance du personnage à pouvoir renouer avec ce passé.

La solution des deux hommes est alors la même : renoncer, y compris à la parole, pour trouver la paix. Les croyances personnelles importent peu et les mettre de côté c’est accepter l’autre dans un dialogue intérieur. Ainsi, Risi, grand adepte des fins douces-amères, troque le pessimisme latent pour quelque chose de plus beau, plus spirituel. Lui qui a si bien employé le génie comique de Gassman, et profité de son débit verbal effréné, offre à son comédien un instant de grâce sublime lors de ce long plan silencieux qui clôt Cher Papa, où Albert, devenu tétraplégique et terré dans un mutisme volontaire, est poussé par son fils, ému aux larmes.


Pauline Jannon


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Cher Papa