Richard Fleischer, artisan d'autrefois

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Par Super Seven

le 11/01/2024


« Il n’existe pas un livre de cinéma qui ne fasse pas mention de moi ». Voilà comment s’ouvre Survivre à Hollywood, l’autobiographie du réalisateur américain Richard Fleischer. Touche-à-tout, du film noir à la science-fiction en passant par la comédie musicale, voguant dans les divers studios, entre succès étincelants et échecs mémorables, il a traversé les époques et pourtant, l’historiographie classique du cinéma fait peu étalage de son nom. C’est peut-être là, dans cette grande variété de films, que se trouve la principale raison de ce manque de reconnaissance. La théorie des auteurs donne la tentation de considérer les grands cinéastes à l’aune d’oscillations subtiles au fil de leurs œuvres ; c’est pourquoi Yasujirō Ozu, par exemple, a rapidement été catégorisé comme un grand auteur, sa filmographie s’articulant autour d’une variation constante, de changements presque imperceptibles de films en films. Richard Fleischer, lui, n’est pas fait de ce bois-là. Il est ce que l’on peut appeler un « cinéaste-artisan », dont la qualité se trouve précisément dans sa capacité d’adaptation. À l’heure où la Cinémathèque Française lui consacre une rétrospective totale, tentons de comprendre un peu ce cinéaste multiforme, unique, mouvant, génial.

« C’est comme ça que ça marche »

De ses films noirs à la RKO aux deux suites de Conan, la filmographie de Richard Fleischer s’éparpille, se dissipe, s’écarte des sentiers battus mais arrive toujours à rallier les chemins d’une vision désuète à Hollywood aujourd’hui, l’artisanat. Son travail a toujours été celui d’un équilibriste, toujours sur le fil, à se battre avec les producteurs tout en ayant conscience qu’il est plus petit que tout cela. « C’est comme ça que ça marche » n’a-t-il eu de cesse de répéter au cours de sa carrière. Doit-on y voir un cinéaste résigné, abattu par les studios, qui n’a jamais su se révéler dans ses œuvres ? Il est clair qu’au regard du nombre colossal de films, il n’est pas évident de trouver un fil thématique continu, ce serait peine perdue. Richard Fleischer incarne l’archétype du réalisateur de l’âge d’Or du cinéma américain, « un grand Hollywoodien » disait Jacques Lourcelles lors de la première rétrospective consacrée au réalisateur à la Cinémathèque en 2006, deux mois après sa mort. Il commence d’ailleurs comme un simple réalisateur de série B. À ceci près que ses films cachent toujours des éléments de mise en scène qui dépassent complètement le cadre préétabli de cette catégorie. Des jeux d’échelles dans Child of Divorce (1946) et son salon-maison de poupée, de miroir dans Bodyguard (1948) pour fracturer l’écran après un coup de feu, de faux-semblants dans L’Assassin sans visage (1949) et son étonnante abstraction pour figurer un meurtrier inconnu ; autant de motifs qui annoncent déjà le style Fleischer. Ces quelques séries B réalisées sous la tutelle du producteur Sid Rogell atteignent une apothéose en 1952 avec L’Énigme du Chicago Express. Tourné en seulement treize jours, il condense en un peu plus de 70 minutes tout le savoir-faire acquis par Richard Fleischer durant ses huit années à la RKO. Le cinéaste rallie ici l’art à la science, en l’occurrence du rythme et de l’espace pour un résultat épatant. Il travaille l’extrême exiguïté du train où se déroule 90% de l’intrigue avec une précieuse orfèvrerie – on pense à la scène de lutte dans la cabine où l’on suit les coups au plus près en toute lisibilité et intensité, ou bien à ces jeux sur l’étroitesse des couloirs qui provoquent hilarité et tension à la fois tant chaque personnage est plus trouble qu’il n’y paraît. L’acmé de cette gestion topographique réside toutefois dans une histoire de reflets avec les vitres d’un compartiment voisin, laquelle fait étalage non seulement d’une maitrise du langage cinématographique, mais aussi de l’amusement et de l’excitation que les images réalisées par Fleischer procurent aux spectateurs par leur vertigineuse profondeur. Modèle d’épure formelle, de rythmique musicale et d’ingéniosité, ce n’est pas l’œuvre d’un simple exécutant compétent comme il peut le dire, mais bien celle d’un cinéaste, dont le style ne fait que s’affirmer dans les décennies suivantes.

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En accord avec son temps

Quelque temps après le succès de l’Énigme du Chicago Express, il se voit offrir son premier très gros budget par Walt Disney lui-même : l’adaptation du Vingt Mille Lieues sous les Mers écrit par Jules Verne (une proposition teintée d’une ironie un peu grinçante quand on sait que le père de Richard, Max Fleischer, était l’un des principaux concurrents de Walt pendant les années 20 & 30). Il signe là un succès colossal, qui le propulse à la Twentieth Century Fox mais surtout qui le familiarise avec un procédé technique qui devient un élément essentiel de sa mise en scène : le CinémaScope. Du film noir dans une petite ville étatsunienne (Les Inconnus dans la ville) au drame nordique épique (Les Vikings), ce gigantesque cadre lui permet désormais de mieux jongler entre pur travail de commande et thématiques personnelles déguisées. C’est peut-être dans Les Inconnus dans la ville que ce mélange se manifeste le plus, avec des cadres époustouflants pour un petit film noir dans une ville lambda, ce qui parait presque démesuré. D’abord purement technique, cet outil lui permet de lier encore mieux les diverses couches de narration de son récit. Le premier plan apparaît comme une note d’intention à ce sujet. On y voit le personnage interprété par Stephen McNally descendre du bus qui l’amène, contempler cette petite ville, puis manquer de se faire renverser par un autre personnage (Margaret). La fluidité de la caméra, combinée aux déplacements ininterrompus des éléments dans le cadre, témoignent d’un prolongement de ce qu’il entreprenait à la RKO. Mais au-delà de sa virtuosité formelle, Les Inconnus dans la Ville joue également de son cadre et de son flamboyant Technicolor pour questionner toute l’Amérique. Avec une esthétique pouvant rappeler celle de Vincente Minnelli ou Stanley Donen, Fleischer s’attaque à l’envers du décor. La ville américaine qui apparaît comme idyllique dans les premiers instants révèle progressivement ses secrets, ses troubles, sa cruauté. Si bien que les gangsters, instantanément conspués par les spectateurs, gagnent finalement en empathie parallèlement aux habitants qui deviennent, eux, de plus en plus méprisables. A ce titre, Les Inconnus dans la Ville est presque annonciateur du « breakdown » du cinéma américain qui arrive dans les années 60, où une crise de la confiance va naître dans les films, notamment dans ces petites bourgades qui sont le théâtre des vices humains.
C’est avec ce film qu’apparait un Richard Fleischer mouvant, fidèle à son artisanat mais qui sait s’adapter à son environnement. Toujours chez la Fox en CinémaScope, les années 60 sont le terrain d’expérimentations visuelles inédites dans sa carrière. Son style sobre et discret, en adéquation avec la machine hollywoodienne, rentre en mutation. Cela commence en 1966 avec Le Voyage Fantastique où l’épure formelle, jusqu’alors sève de son cinéma, cède place à un périple expérimental, quasi-psychédélique. Représenter l’intérieur du corps humain lui permet d’offrir des visions uniques, à la limite de l’abstraction totale sur certaines scènes. Dès leur arrivée au sein du corps humain, les personnages sont les miroirs du spectateur, tous subjugués par un spectacle de couleurs et de formes inédites. La seule attache à la réalité est ce qui touche au vaisseau, le reste étant l’insondable, l’inimaginable. Un moment à part, onirique et hors du temps, presque prophétique de la sortie de 2001, l’Odyssée de l’Espace quelques mois plus tard.
C’est aussi la parfaite conjugaison de son travail de conteur brillant et de technicien. Dès L’Énigme du Chicago Express, il s’échinait à travailler avec une caméra plus légère afin de se déplacer avec plus de dextérité dans les couloirs exiguës du train. Avec le CinémaScope, c’est un mélange d’effets visuels et de pures idées pratiques – par exemple, pour simuler la lenteur dans les mouvements des personnages, il a tourné certaines scènes à une plus grande cadence d’image que le résultat final.


Formes du Mal


L’apogée de ce travail d’inventions visuelles nouvelles se situe quelques années plus tard, avec L’Étrangleur de Boston. Si cette histoire criminelle s’inscrit dans la veine du style Fleischerien, notamment dans son approche hyper documentée de son sujet, il poursuit ses expérimentations avec l’utilisation ici des fameux split-screens qui rythment la traque de Albert DeSalvo, campé par Tony Curtis. Loin d’être un simple gimmick novateur, cette division de l’écran poursuit l’obsession de Fleischer pour les superpositions d’action, le jeu sur les possibilités de l’image et le traitement du fond par la forme. Si le miroir faisait ordinairement office de scission du cadre, l’évolution technique lui permet d’agencer plus ouvertement son film sur ce principe. Ce n’est plus une séquence mais toute la structure narrative et formelle qui devient l’objet de la fragmentation à l’image de l’esprit torturé de DeSalvo.
En plus de son travail technique, L’Étrangleur de Boston vient poursuivre une des obsessions de sa filmographie. Il constitue une simili trilogie informelle, précédé du Génie du Mal en 1959 et suivi de L’Étrangleur de Rillington Place en 1971, synthétisant (consciemment ou non) toutes les thématiques qui parsèment son œuvre. Ainsi les trois films travaillent la question du mal, représenté dans une certaine banalité, n’apparaissant pas mais toujours présent dans le quotidien. Il n’est pas une forme indicible, comme chez John Carpenter par exemple, plutôt une part de chacun. Il habite le voisin à Rillington Place, l’honnête plombier à Boston ou des étudiants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard : Fleischer a étudié la psychiatrie et donc l’étude du comportement humain a toujours été là, plus ou moins présente dans sa filmographie ; dans un entretien présent dans les bonus du DVD du Génie du Mal, il n’hésite pas à dire que « les personnages de méchants sont presque toujours les plus intéressants. »
Les expérimentations formelles des années 60 se prolongent la décennie suivante, où ses thématiques entrent en parfaite résonance avec le nouveau souffle hollywoodien. Le mal Fleischerien se dissipe, s’éloigne de plus en plus de la figuration pour devenir de plus en abstrait. Terreur Aveugle abandonne la personnification du tueur et préfigure déjà Michael Myers dans Halloween, avec ce tueur dont on ne voit que les Santiags à ses pieds. Cette transfiguration du mal atteint une nouvelle forme avec Les Flics ne dorment pas la nuit, dont la narration est une parfaite synthèse de l’époque entre la chronique et une réinterprétation des grands genres américains (ici le polar). Prostitution, cambriolages et ménages à la dérive sont au programme, et le film ne s’attache plus à un mal isolé mais bien à un ensemble, un système pourri au-dessus des individus. Il poursuit ces réflexions avec la multinationale de Soleil Vert puis la communauté de Mr Majestyk, mais c’est avec Mandingo (1975) qu’il rend cette logique encore plus acerbe pour offrir le portrait du mal fleischerien suprême. Un personnage l’incarne, celui campé par James Mason, or il n’est que la surface d’un mal plus grand. En parfaite adéquation avec son temps, celui des films paranoïaques marqués par des complots qui sont l’œuvre d’une entité multiple, la question de l’esclavage dans Mandingo est traitée dans l’intime (une maison de colons) pour mieux y voir une globalité. Un mal profond, une partie de l’histoire fondatrice américaine mais aussi, avec une triste ironie, du cinéma lui-même et ce qui reste encore aujourd’hui (en tenant compte de l’inflation) du plus gros succès au box-office Autant en Emporte le Vent. Deux adaptations de best-sellers américains qui s’avèrent être les deux faces d’une pièce, la nostalgie de l’un étant fracassée par la violence crue et sans égale du second. Malheureusement pour Fleischer, il est loin du succès flamboyant de Victor Fleming, et cet échec marque pour lui le début de la fin.

Le Fleischer post-Mandingo n’est en effet que l’ombre du grand cinéaste qu’il a été, enchainant les suites de franchises à succès (Amityville 3D, Conan le destructeur), un étrange remake du Chanteur de Jazz et autres que l’histoire a choisi (à raison) de laisser tomber dans l’oubli. Mais il serait injuste de n’avoir en tête que cette triste fin de carrière lorsque l’on pense à lui. Cinéaste protéiforme, jamais sorti du système tout en existant en son sein par un style propre, il incarne un Hollywood qui n’existe(ra) plus. Celui dont le génie se trouvait dans les détails, les petites touches qui différencient les grands cinéastes des petits réalisateurs. Même dans les ratés spectaculaires, on retient une séquence, un plan, voire une simple idée de mise en scène, la marque des grands. Richard Fleischer ne peut figurer dans la catégorie des auteurs consensuels, simplement parce qu’il est à part. Regarder ses films, c’est traverser l’histoire d’une industrie, ses formes et ses mouvances, tout en prenant un plaisir de spectateur absolu. Au fond, n’est-ce pas là sa plus grande réussite ?


Rétrospective intégrale à la Cinémathèque Française jusqu’au 5 Février.


Nicolas Macé


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