Nicolas Philibert, faiseur de monde

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Par Super Seven

le 20/03/2024

« Croire et ne pas croire au monde filmé, et peut-être lui préférer le film, mais en même temps et du même mouvement, devant le monde filmé, désirer croire que c’est bien le monde qui garantit le film et non le film le monde. » écrivait Jean-Louis Comolli dans Voir et Pouvoir. Ce documentariste et critique de cinéma, proche de Nicolas Philibert, condense parfaitement en une phrase l’effet que produit chaque film de Philibert sur le spectateur. Dans un geste proche de Frederick Wiseman, Philibert s’est souvent cantonné à un lieu clos pour le filmer comme un monde à part entière : le jardin de la clinique psychiatrique de la Borde dans La moindre des choses, une classe de primaire en Auvergne dans Être et avoir, ou plus récemment l’hôpital Esquirol dans Averroès & Rosa Parks. Son cinéma construit des mondes, en témoigne également ses titres – La Ville Louvre ou Le pays des sourds. Ce qu’il nous montre c’est toujours un lieu et ceux qui le peuplent, fonctionnant avec leurs propres normes, comme s’il n’avait jamais communiqué avec l’extérieur. Ce choix d’espaces étrangers aux spectateurs, autonomes et indépendants au premier abord, rend floue la frontière de ses documentaires avec la fiction. De plus, son cinéma est longtemps resté très narratif ; des patients montent une pièce de théâtre dans La moindre des choses ; nous assistons à l’évolution des élèves tout au long d’une année scolaire dans Être et avoir. Pourtant, nous ressentons que nous palpons quelque chose de réel, « c’est le monde qui garantit le film ». Philibert nous apprend que notre monde est déjà plein d’histoires et qu’il n’est pas nécessaire de s’en raconter des fausses, il suffit de documenter. Une évolution sous-tend toutefois sa trilogie récente – Sur l’Adamant, Averroès & Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas –, qui voit son cinéma devenir moins linéaire et se composer de morceaux de vie épars des divers patients rencontrés ; un virage peut-être déjà amorcé avec Nénette, documentaire sur la vie d’une Orang-outan à la Ménagerie en 2010.

Mais ce qui persiste est cette recherche sur la communication des mondes que permet merveilleusement le documentaire, entre le réel et la fiction, la société normée et celle marginale, le monde humain et le monde animal, etc. Le cinéma devient chez Philibert un espace d’échange, de rencontre entre des espaces qui paraissent incompatibles au quotidien. Il ouvre le spectateur à un réel clos sur lui-même, qui est là et qu’il ne peut pourtant pas voir. C’est ce qu’illustre par exemple la fin de La moindre de choses, qui ouvre finalement cette terre libre au reste du monde (la représentation publique de la pièce), et voit ensuite l’un des patients, Michel, s’adresser à travers la caméra à la société qui l’a rendu malade. À ce titre, le cinéaste se révèle proche de Michel Foucault, qu’il a d’ailleurs côtoyé de près lors du tournage de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… (1976) de Réné Allio ayant repris ce fait divers chez Foucault, et de son concept d’hétérotopie. Le philosophe le définit ainsi : « Il y a parmi tous ces lieux qui se distinguent les uns des autres, il y en a qui sont, en quelque sorte, absolument différents. Des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés à les effacer, à les compenser, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont, en quelque sorte, des "contre-espaces". [...] La société adulte a organisé elle-même, et bien avant les enfants, ses propres "contre-espaces", ces utopies situées, ces lieux réels hors de tous les lieux. Par exemple : il y a les jardins, les cimetières, il y a les asiles, les maisons closes, les villages du Club Méditerranée et bien d’autres. ». Philibert ne filme pas autre chose que des utopies localisées, au sein desquelles d’ailleurs l’asile – ou plutôt la clinique psychiatrique – tient une place importante. Ce thème cher au cinéaste depuis La moindre des choses et qu’il a à nouveau fréquenté à l’occasion de sa trilogie est véritablement ce qui lui permet de mener son art à son apogée. Dans Averroès & Rosa Parks particulièrement, il parvient enfin à trouver la bonne distance entre la caméra et le patient qu’il avait peut-être un peu trop approché dans Sur l’Adamant avec le recours à de nombreux zooms. Le spectateur suit donc moins des hommes qui s’entretiennent à la caméra que des patients qui s’entretiennent avec des soignants. Les échanges sont retranscrits avec leurs temps morts, l’air qui circule entre les êtres. Le hors champ n’hésite pas à marquer sa présence, avec des cris qui se font entendre au loin et troublent le champ ou encore le passage temporaire d’un nuage qui assombrit l’image pendant un échange. Philibert trouve le ton juste et donne à bien des égards une leçon de cinéma sur ce qu’il devrait être possible de reconstituer : il n’y a pas besoin d’inventer des histoires où quelqu’un crie faussement en hors champ car cela doit rester l’espace de réalité par excellence, au sein duquel la souffrance existe déjà. Le rythme que Philibert « impose » - plutôt restitue – révèle que le réel est ce qui nous résiste, d’où une difficulté à parler chez certains. Ceci rappelle notamment un passage de L’énergie positive des dieux (2021) de Laetitia Møller, dans lequel un des membres d’Astéréotypie (un groupe de musique regroupant des personnes atteintes de troubles autistiques) est interviewé à la radio et parle si librement en citant les noms de médecins, etc., qu’on lui demande de répéter ce qu'il a dit sans donner de noms propres. Étonné, il ne comprend pas pourquoi répéter ce qu’il a déjà dit, et le film se confronte alors au refus de la représentation. L’intérêt de la psychiatrie au cinéma se situe peut-être dans cette mise à nu que l’homme offre toujours de lui-même car il est souvent dénué de certains filtres, de certaines normes, faisant miroir à ce qui se situe au plus profond de nous-mêmes et à ce qui nous enchaine. Ce qui semble primordial pour certains afin de se soigner, c’est-à-dire « être comme les autres » comme le dit une patiente, c’est de travailler, de payer des impôts… Le travail et l’argent apparaissent nettement comme les valeurs qui nous dominent, et valoriser autre chose c’est être fou.

Finalement, ce qui rapproche le cinéma de Philibert de la fiction c’est peut-être, pour reprendre à nouveau les termes de Comolli, que « comme on dirait d'un hasard heureux, d'un tour de force ou de magie qu'ils sont « trop beaux pour être vrais », les personnages qui traversent nos documentaires disposent souvent de cette puissance d’irréalité due à un excès de réalité : je pense au Michel dans La Moindre des choses ». C’est aussi le cas du professeur de philosophie d’Averroès, névrosé à tel point qu'il semble tout droit sorti d’un film de Woody Allen, mais on retrouve déjà cela à travers les différents patrons qui osent dire ouvertement des horreurs dans son premier film co-réalisé avec Gerard Mordillat, La voix de son maitre (1978). Ces derniers tombent si facilement dans le cliché que nous avons d’eux (le discours en pilote automatique sur leur acceptation, pour ne pas dire encouragement du pouvoir syndical en tête d’affiche) que cela semble faux. Mais s’ils s’ouvrent autant c’est parce qu’ils n’ont pas encore compris la puissance de la caméra, ni pris la mesure de ce que peut le cinéma. Ils se croient plus fort, plus fort que tout. Or, la caméra est, elle aussi, un instrument de pouvoir et, placée entre de bonnes mains, dont celles de Philibert font définitivement parties, elle est indéniablement un contre-pouvoir.

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Léa Robinet