Mostra 2024 #3 : Foire aux monstres

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Par Super Seven

le 19/09/2024

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le retour de Kiyoshi Kurosawa ne se fait pas dans la demi-mesure avec pas moins de trois films cette année. Nous avons déjà pu découvrir le très beau Chime à la Berlinale, court-métrage horrifique dans l’esprit de ses grands faits d’armes – une œuvre hantée où les pores de l’image semblent abriter la présence d’un mal incertain –, et il nous tarde de poser les yeux sur son auto-remake de La Voie du Serpent. Reste Cloud, placé en hors compétition de cette Mostra 2024, qui, comme Chime, revient aux bases de son cinéma. Nous y suivons Yoshii, revendeur asocial de divers objets sur internet, qui devient le centre d’attaques de plus en plus violentes. Dès l’introduction on se sent en terrain connu, comme devant une nouvelle itération de Kaïro. Une vision du Japon où les fantômes sont des traces du contemporain qui aspirent l’humanité environnante, en attestent ces nombreux plans où le protagoniste regarde, livide, ses produits se vendre les uns après les autres. Mais la singularité de Cloud tient dans un changement de registre soudain, quand le récit mue en film d’action où Yoshii est confronté à ceux qu’il a floué à cause de ses reventes à des prix exorbitants. Le petit malin derrière son écran devient à son tour une victime d’un système qu’il ne comprend pas, celui de la violence. Une longue fusillade démarre alors, délaissant complètement l’ambiance étrange en cours. Un passage qui réserve quelques moments cruels et réjouissants à la fois, au point de voir les rapports de Yoshii avec son entourage évoluer ; Akiko, sa petite amie d’apparence douce et compatissante, finit par essayer de tuer Yoshii par appât du gain. Un revirement de scénario qui pervertit le récit mais auquel Kurosawa peine à donner corps. L’action, filmée avec une distance déconcertante, manque d’intensité et de rigueur pour sentir les échanges de balle et rendre ce final aussi jouissif qu’il voudrait être.
Ce déluge de balles sans panache met aussi en avant l’assistant de Yoshii qui, initialement peu présent dans le cadre, atterrit sur le devant de la scène et devient un ange de la vengeance diabolique amenant son patron dans les enfers. Cloud s’éloigne de fait discrètement du réalisme froid et pensant cher à Kurosawa pour tendre à la métaphore ; il a notamment confié au magazine Elle que le film « dépeint une relation entre les hommes qui grandit et dégénère au point de tuer ou être tué dans un combat à mort. ». L’horreur est renversée par un geste sanglant visant à saisir le contemporain technologique et ses dérives. La paranoïa ambiante liée à Internet présente dans Kaïro est remplacée par la vision d’un monde où chaque geste humain peut prendre une ampleur qui le dépasse. Une simple arnaque se transforme en interprétation de l’Enfer, et Cloud marque un nouvel élan de Kiyoshi Kurosawa dans son questionnement sur l’évolution drastique du rapport à l’interconnexion au XXIe siècle.

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Cloud - Kiyoshi Kurosawa (prochainement en salles)

De fantômes, il en est aussi question dans Joker: Folie à deux, sur lequel plane constamment l’ombre du premier film. L’histoire d’Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) reprend là où nous l’avions laissée, à la prison d’Arkham. Mutique, il y subit les moqueries des gardiens avant de retrouver le goût de la parole – mais surtout celui du chant – après sa rencontre avec Harleen Quinzel (Lady Gaga), autre pensionnaire de l’établissement qui adresse une gloire inconditionnelle au Joker.
C’est précisément ce qui intéresse Todd Philipps : l’idolâtrie maladive à l’égard de cette figure et ce qu’elle représente. À l’instar d’Harleen, le monde extérieur voue un culte aux exactions du Joker vues dans l’opus précédent jusqu’à lui consacrer un téléfilm que Quinn affirme avoir regardé plus d’une dizaine de fois. Cette admiration prend la forme de chansons, dans une volonté affichée de rendre hommage à l’âge d’or hollywoodien mais aussi à Coup de Cœur de Francis Ford Coppola, qui tournent vite au plaisir de passionné par l’accumulation lassante de citations (une projection de Tous en Scène de Vincente Minnelli, des affiches de comédies musicales lors de la scène d’introduction, elle-même un hommage, cette fois aux cartoons de la Warner). Cela se retrouve aussi dans les décors, à l’image de la chapelle en carton-pâte au milieu de l’eau pour célébrer leur union rêvée, énième clin d’oeil complice aux amateurs de cinéma d’hier qui manque toutefois de substance. De plus, cette extravagance ne se retrouve pas au sein des numéro musicaux oniriques, qui n’investissent jamais l’environnement pour se contenter de n’être qu’une mise en musique redondante des pensées et émotions d’Arthur et Harleen. Folie à deux révèle ainsi la fragilité de sa structure, jamais construite autour de la mécanique de la comédie musicale pour seulement s’y essayer par à-coups ; il s’agit moins d’une partition continue qu’un album, où les chansons sont des interludes entre les scènes dialoguées.
Les auto-références ne manquent également pas, avec le retour les escaliers emblématiques sur lequel le Joker danse ou encore Joaquin Phœnix rigolant dans un bus l’amenant à son procès. Pour autant, l’idée n’est pas de capitaliser sur la nostalgie du succès inattendu en 2019. Plutôt que de se contenter de rester sur les acquis et rails du premier, Folie à deux s’évertue à les questionner pour mieux subvertir les attentes et craintes. L’idolâtrie déjà citée, l’un des moteurs d’Arthur (les nombreux rappels à sa volonté de gloire dans le stand up), s’intensifie pour se mêler à la forme même de l’image. Les caméras sont omniprésentes (filmant le procès ou une interview pour la télé) pour qu’Arthur les utilise afin de se donner en spectacle jusqu’à l’absurde. La foule acclamant le Joker se veut alors être le reflet des adorateurs du premier film, et Todd Philips entend montrer le ridicule qu’il y a à s’éprendre d’un tel personnage. L’idée est alléchante mais son exécutant a la main lourde. Par exemple, lors de l’interview retransmise en direct à la télévision, il est difficile de compter le nombre de plans cadrant Joaquin Phœnix dans le retour de la caméra, avec un montage qui combine aléatoirement tous les angles de vues possibles dans cet espace étriqué. Todd Philips, aussi sincère qu’il soit, paraît dépassé par le succès de Joker et accentue les travers de ce dernier par un excès de maniérisme qu’il croit gage d’obtention de la qualité d’Auteur. Pire, il flirte avec les codes télévisuels les moins inspirés pour éviter que le spectateur éloigne les yeux de l’écran : chaque plan a son petit mouvement de caméra pour donner une fausse impression d’action, et les coupes se multiplient sans que jamais un rythme ne prenne. Folie à deux est donc frustrant mais pas assez malade pour devenir attachant. Ce n’est que le prisonnier d’une mythologie trop lourde suite à la réussite de son prédécesseur, écrasé par ses louables ambitions.


Nicolas Macé


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Joker : Folie à deux - Todd Philipps (en salles le 2 octobre 2024)