Par Super Seven
Après deux courts-métrages lui permettant d’explorer la direction d’acteurs anglophones (La voix humaine et Strange way of Life), Pedro Almodovar assure tranquillement sa pérennité d’auteur avec The Room Next Door, acclamé à San Sebastian et surtout couronné du Lion d’or à la Mostra de Venise. Une première pour lui dans un festival majeur alors qu'il poursuit l’évolution stylistique et thématique de sa riche carrière, renforçant au passage son statut d'icône du cinéma contemporain.
Au cœur de cette œuvre, Tilda Swinton – déjà remarquable dans le "seule en scène" de La Voix Humaine – retrouve Julianne Moore, pour composer un duo de femmes fortes et déterminées, dans la lignée des figures emblématiques de la filmographie d’Almodovar (on pense aux nombreux rôles confiés à Pénélope Cruz, mais aussi à ceux de Carmen Maura, Marisa Paredes…). Martha (Swinton) est une ancienne reporter de guerre dont la vie survoltée a causé une rupture de contact avec sa fille, à qui elle n’a jamais pu offrir la structure familiale rêvée. Ingrid (Moore) est quant à elle une romancière à succès, qui puise dans ses expériences et celles de ses proches l’inspiration lui permettant d’affronter ses peurs dans cette vie fictionnelle plutôt que dans la réalité. Ces deux modèles à la relation complexe questionnent les dilemmes moraux entre carrière et vie de famille traditionnelle et ancrent le récit dans les tourments de la vie moderne, poursuivant le travail d’Almodovar sur la dépiction des conflits internes féminins entre indépendance et solidarité, résilience et effondrement face au poids du passé. D’autant que cela prend ici la forme d’un débat filé sur la fin de vie, lorsque Martha demande à Ingrid de l’assister dans son suicide suite à l’échec des premières lignes de traitement sur son cancer.
The Room Next Door fait ainsi s’imbriquer une réflexion sur le passage du temps avec une autre sur les choix que nous faisons face à l’inéluctable, abordées ici avec une retenue et pudeur qui évoquent davantage l’autofiction Douleur et Gloire que les effusions grandiloquentes de sa première partie de carrière (de Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier aux Amants passagers en passant par Attache-moi ! ou encore Kika). Dans la lignée de Madres Paralelas, qui joue déjà d’un double discours – entre la maternité (éternel sujet de l’espagnol) et l’histoire des dépouilles de partisans éliminés durant la guerre civile –, Almodovar s’écarte de l’introspection auto-analytique pour offrir à ses personnages une plus grande indépendance et un relief sociologique plus actuel, la lourdeur symbolique en moins. Il use de l’espace froid offert par la maison moderne louée par Martha afin d’y passer ses derniers jours pour donner un cadre aux silences qui habitent les discussions se voulant triviales entre les deux amies, et à l’attente d’un geste simple. Une porte ouverte ou fermée pour signer la fin de Martha devient source d’angoisse pour Ingrid, qui vérifie chaque matin l’entrée de la chambre de sa colocataire et s’imagine le pire lors d’un simple oubli de la part de celle-ci. Ce lieu de vie et de mort, englouti par la verdure qui l’isole du reste du monde, est autant un refuge face au jugement extérieur qu’une prison hantée par les souvenirs et les regrets (leurs projections nocturnes de vieux films sont teintées d’une forme de nostalgie qui émane des silences), et accentue la proximité physique des deux femmes qui semblent ne rien se cacher sans pour autant pouvoir tout se dire. En résulte l’impression d’assister à un film de fantômes où ceux-ci peuvent aussi bien être les ombres du passé parfois cryptique des deux femmes que de Martha elle-même, qui parle à Ingrid comme si elle était déjà morte, appuyée par son corps décharné et son visage creusé par la maladie.
Ce dispositif théâtral permet également une retenue visuelle, contrastant avec l’imagerie flamboyante et parfois outrancière de l’univers d’Almodovar et qui parvient à ne pas écraser le récit sous le poids d’une esthétique trop démonstrative. La palette reste marquée par des jeux de couleurs appuyant la narration, entre le vert de l’espoir et de la vitalité et le rouge de la passion et du danger, mais s’intègre dans une réflexion plus large sur le rapport au temps, à l’espace et à la modernité qui englobe de gris et de reflets vitrés ces deux âmes qui à travers leur assurance restent traversées par la grande question universelle “et si c’était à refaire ..?”
Pauline Jannon
The Room next door, prochainement en salles.