Par Super Seven
Après de premières découvertes en demi-teinte, la qualité du cru 2024 de la Mostra laisse songeur. La compétition n’a jusque-là pas tenu ses promesses (Larrain et Ortega) pendant que la Giornate degli Autori a su nous surprendre (To kill a mongolian horse). Continuant d’arpenter ces deux sections, il nous faut aussi – curiosité oblige – s’approcher d’une autre : la Semaine de la critique vénitienne.
Son ouverture est française avec Planète B, film de science-fiction politique réalisé par Aude-Léa Rapin, précédé – comme c’est la tradition à la Semaine – d’un court métrage, The Eggregores’ Theory. Celui-ci présente une particularité : il a été entièrement fait à l’aide de l’intelligence artificielle. Un choix étonnant – même si le générique de la section est lui aussi le fruit de l’I.A. – qui invite nécessairement à s’interroger sur la mise en avant de ce processus de création dans un festival d’une telle envergure. Le concept s’y prête ici en théorie — les mots tuent (littéralement) les gens donc ils arrêtent de parler, de créer, de lire — mais l’exécution laisse perplexe sur la nécessité d’avoir recours à cette nouvelle technologie. Les images sont re-filtrées en noir et blanc, fixes et se révèlent cauchemardesques d’hilarité tant elles ne sont même pas finies. Dans une époque où les auteurs se battent de plus en plus pour leurs droits, il est inimaginable de donner autant de place à des outils présents pour remplacer tout processus créatif et personnes en faisant partie.
Pour en revenir à Planète B, ce n’est pas mieux. Aude-Léa Rapin joue la carte de la métaphore balourde d’une France futuriste et fasciste avec des activistes se rebellant contre, à partir, notamment, d’une répression policière qui fait répondre par la violence à la violence. Difficile de ne pas penser à la situation politique actuelle, entre l’extrême-droite qui monte dangereusement et un président qui garde le pouvoir pour lui-même, mais le résultat n’est pas à la hauteur des circonstances. Dans la lignée de The Eggregores’ Theory, tout est mécanique – le cadrage fait son strict minimum, entre des plans serrés en caméra portée ou steadicam sur les personnages et d’autres larges sur des bâtiments pour marquer les échelles, l’immersion et l’impression d’étouffement face aux institutions —, voire artificiel à l’image de l’utilisation constante du motion smoothing (technique de fluidité utilisée par la télévision) qui ne crée qu’un malaise visuel. Demeure le son qui rappelle l’influence de John Carpenter grâce à la bande originale de Bertrand Bonello au synthé, trop souvent écrasée par un design sonore omniprésent, mais cette inspiration relève plus du mirage que d’une fin en soi ; le film se conclut d’ailleurs par « Il n’y a pas de Planète B ». Rapin ne sait pas faire exister son monde alternatif, une prison virtuelle où évoluent les activistes après leur rébellion, et se contente de réciter une série de situations et d’individualités archétypales. Une impasse qui tend du navrant au risible au fil des champs contrechamps d'acteurs aux incarnations ubuesques (India Hair en surjeu constant en est la plus pénible manifestation). Ainsi, pas de planète ni même de série B, seulement – au mieux – un film Z qui amuse malgré lui.
Planète B - en salles le 25/12/2024
À la Giornate degli Autori, Alpha. de Jan-Willem van Ewijk surprend un peu plus malgré quelques revirements. D’abord un drame, avec un père toxique et son fils Rein qui s’apprivoisent, ce dernier n’appréciant pas la situation. En le scrutant fixement et de près, c’est sa solitude qui frappe face à la beauté et l’immensité des montagnes des Alpes — elles saisies lointainement au drone. Une bulle brisée par l’irruption paternelle donc, accompagnée des premières confrontations rarement verbales. Le diable se cache dans les détails, en l'occurrence des petits actes dans des lieux plus resserrés : Rein qui s’échappe d’un télésiège par exemple. Cette longue introduction sert de tremplin à une bascule vers le registre de la survie. Van Ewijk y paraît plus inspiré, par des plans à la première personne durant une avalanche ou des cadrages plus resserrés sur les paysages précités qui créent – enfin – un sentiment d’immersion, mais il est trop tard. D’autant plus qu’Alpha. ne tarde pas à revenir à ses métaphores — l’empreinte du père toujours présente dans les montagnes — pour mieux nous assommer par sa mécanique lassante. Difficile de ne pas avoir envie de sauter du télésiège également.
Enfin, il n’est pas toujours rassurant de voir s’afficher le logo de la Rai à l’écran d’un festival, les productions italiennes peinant quelque peu à se démarquer du lot (outre les piliers historiques type Bellocchio, Moretti, Sorrentino dans une moindre mesure…) depuis quelques années voire décennies. La compétition vénitienne de cette année compte d’ailleurs plusieurs œuvres italiennes plutôt tièdes voire au goût de réchauffé, entre Campo di battaglia de Gianni Amelio et Lettres siciliennes de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza.
Quelle surprise alors de voir succéder aux trois lettres incontournables une séquence d’ouverture d’enterrement d’un serpent utilisé comme accessoire de photos de charme, promettant dès les premières minutes d’assister à un Boogie Nights à l’italienne. Giulia Louise Steigerwalt opte en effet pour une narration effrénée afin de raconter comment Riccardo Schicchi (Pietro Castellitto) est devenu, un peu par hasard, un précurseur de la production érotique et pornographique dans les années 80 en Italie. Ici, ni répit ni ancrage temporel (confusion de flash-backs et forwards) autour de plusieurs des stars de la Diva Futura, entreprise donnant son nom au film. Moana, Eva et “Cicciolina” évoluent au sein de cette industrie avec chacune une personnalité propre développée au-delà de leur simple physicalité, des ambitions différentes (par exemple celles politiques de Cicciolina élue comme députée et qui se bat continuellement pour asseoir sa légitimité dans ce milieu qui méprise son parcours) et un rapport à leur corps qui évolue autour de la question : jusqu’où sont elle prêtes à donner de leur personne ?
Il apparaît presque évident qu’une femme est à la direction du projet tant la destinée de cette “entreprise familiale” peu commune interroge autour de l’éthique de la pornographie et du rapport des hommes (et par extension du spectateur) au corps féminin. Chaque personnage est traité avec un grand respect, n’inspirant jamais le dégoût ou la pitié, et tous prennent peu à peu conscience que la Diva Futura représente une exception dans son fonctionnement : Moana part faire des films X en Amérique et se trouve tirée de ses problèmes familiaux par Riccardo qui veille toujours sur elle, Eve prend conscience de l’horreur de la production de porno à la chaîne lorsqu’on lui propose un gros contrat… Riccardo passe lui aussi de jeune homme fougueux et “dénicheur de talents” à figure enviée et attaquée qui doit se responsabiliser face aux dérives de ce milieu et faire face à des producteurs qui voient ses protégées comme des objets commerciaux. “Nous ce qu’on fait c’est de l’art”, répond-il naïvement lorsque l’on essaye d’imposer à ses actrices des scénarii dégradants (viol, BDSM…) sous prétexte que “c’est ce que le public veut voir maintenant”. Le monde évolue, les idéalistes en pâtissent et le destin de tout ce beau monde apparaît rapidement comme aussi funeste que celui du serpent de la scène d’ouverture. Néanmoins une légèreté bienvenue est conservée, notamment grâce au point de vue de Debora, secrétaire réservée et propulsée parmi ces stars hors du système. Son regard extérieur apporte recul et tendresse à la situation, le film étant d’ailleurs adapté du récit de la véritable Debora Attanasio dans son livre Non dite alla mamma che faccio la segretaria (“Ne dites pas à maman que je fais la secrétaire”). De quoi remonter, ne serait-ce que modestement, le niveau de cette Compétition 2024.
Pierre-Alexandre Barillier & Pauline Jannon
S7
Diva Futura - prochainement en salles