Par Super Seven
Et si l’une des meilleures surprises de la compétition vénitienne était française ? Dès son annonce, le nouveau film de Ludovic et Zoran Boukherma étonne puisqu’ils délaissent le genre “à la française” (après Teddy et L’année du requin) pour adapter le roman Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, prix Goncourt en 2018. Les frères restent tout de même de ces cinéastes contemporains qui filment leur pays loin de Paris (tels Bruno Dumont ou Alain Guiraudie), avec un récit cette fois ancré dans l’est de la France qui tisse en toile de fond un propos sur l’abandon de ces régions rurales, lesquelles ne survivent que grâce à leurs usines que les jeunes veulent fuir avec hâte avant de s’enraciner trop profondément. Dans la lignée de Teddy, il est question de passage à l’âge adulte pour un adolescent en manque de repères (qu’ils soient familiaux, sociaux, professionnels…) et au corps en mutation – cette fois-ci rien de fantastique, seulement une chronique étirée sur six années décisives de sa vie, de 1992 à 1998. Anthony (Paul Kircher, récompensé par le prix Mastroianni de la meilleure révélation à la Mostra) est coincé entre l’envie de profiter de sa jeunesse et les problèmes d’adulte que lui impose sa famille dysfonctionnelle (un père alcoolique violent et une mère totalement dépassée par la situation). Tout part d’une transgression des plus banales : faire le mur pour se rendre en soirée retrouver des filles, en empruntant la moto délaissée au garage. Un vent de liberté coupé court lorsque ladite moto est volée suite à un croche-pied malvenu, et dont les ravages traversent toute la suite du récit. C’est de là que part sa rivalité avec Hacine, jeune fils d’immigré cherchant simplement à s’intégrer parmi ses pairs. Pour ce dernier, cette soirée est aussi le point de départ d’une descente aux enfers. La colère de l’un des jeunes potentialise celle de l’autre jusqu’à une escalade de vengeance : menaces à l’arme à feu, baston ; les deux adolescents reproduisent à leur échelle et sans se rendre compte les stigmates d’une cohabitation rendue impossible par leur environnement. Anthony et Hacine évoluent en miroir, eux qui pourraient être frères (pères violents, difficultés à se projeter dans l’avenir) et se destinent à répéter leurs erreurs respectives au fil des années. Au-delà de cette confrontation cyclique, Anthony s’enferme dans un jeu de chat et souris interminable avec Steph, pour qui il a un coup de foudre, et continue de renier son père qui lui-même n’arrête pas de boire. Les Boukherma évitent toutefois le fatalisme ici craint grâce au jeu de répétitions et de variations déployé dans une narration rythmée par les étés au village tous les deux ans. Les moments communautaires (un enterrement, une fête du 14 juillet, une victoire de la France en demi-finale de coupe du monde) révèlent les évolutions relationnelles entre des individus qui s’attirent puis se fuient, autant en amour qu’en rivalité, mais fonctionnent surtout par leur incarnation générationnelle. C’est tout un référentiel qui est proposé pour opérer une connexion avec le spectateur : les jeunes sniffent du poppers en soirée, les familles admirent le feu d’artifice communal sur fond de Johnny ou dansent un slow sur du Francis Cabrel, tout le monde se retrouve pour hurler dans les rues après un doublé de Lilian Thuram… Un jeu d’ambiance permis par des séquences étirées en longueur qui utilisent à merveille la BO iconique pour s’attarder sur des jeux de regards ou des gestes tragi-comiques ; par exemple, le père d’Anthony – incarné par Gilles Lelouche – qui balaie dans un pas de danse ridicule d’ivrogne le refus de son ex-compagne à le rejoindre sur la piste, quelques minutes avant de se donner la mort. C’est ce qui maintient la légèreté de Leurs enfants après eux, sans pour autant délaisser le fond social sur la ruralité et les difficultés d’intégration en ces zones.
Leurs enfants après eux - Ludovic & Zoran Boukherma (en salles le 4 décembre 2024)
La sélection Orizzonti a également son coming of age, italien cette fois, avec Diciannove, récit d’émancipation à la tournure différente de celui d’Anthony. Pour son premier film produit par son mentor Luca Guadagnino, Giovanni Tortorici s’intéresse à la transition du lycée vers les études supérieures à travers Leonardo (Lele, pour les intimes), adolescent un peu paumé qui navigue entre la dépression et la sociopathie. Un mal être exacerbé par cette période cruelle de quête identitaire, professionnelle et sexuelle qui se traduit par une succession de choix questionnables de sa part ; il se renferme sur lui-même, provoque les adultes et ment à sa famille. Ce trouble prend forme dans une multiplication d’effets de style et de montage, d’une séquence en panneaux de texte sur fond noir à des zooms précipités, ou encore de nombreux inserts sur des détails de l’environnement qui attirent sur les distractions déviantes du personnage ainsi que sur son glissement progressif dans l’incurie alors qu’il se coupe totalement de ce qui l’entoure ; les salles de classe où il évolue sont d’ailleurs au sein d’un ancien hôpital psychiatrique. Pour autant, s’il convoque l’esprit de la Nouvelle Vague pour l’adapter à son discours sur la génération Z, le jeune réalisateur se montre un peu trop fougueux au risque de perdre le spectateur dans un désordre d’images. En réaction à ce déluge visuel, accompagné de messages instantanés et de musique populaire, dans lequel Leonardo ne parvient pas à trouver sa place, celui-ci s’enfonce dans un conservatisme et une morale tirée de sa fascination pour l’art (littéraire et musical) du XVe siècle sur lequel il ne prend aucun recul. C’est de ce renfermement que naît une forme de perversité, Leonardo étant attiré par les vices qu’il rejette au point de s’inscrire sur des sites de rencontres gay, de rechercher des images de Justin Bieber nu sur le net ou encore se prendre d’obsession pour un adolescent croisé dans la rue (épousé sous toutes les coutures par la caméra de Tortorici lors de ses passages au ralenti sur du rap italien devant Lele). On se prend de pitié pour ce personnage antipathique qui face aux affres de l’adolescence devient une caricature de poète maudit sans jamais parvenir à être aussi intéressant qu’il ne le croit. Cependant, tout comme les frères Boukherma, Tortorici choisit lui aussi de renoncer au fatalisme en donnant l’impression, au gré d’une ellipse, que Leonardo a retrouvé ses esprits. Son regard mélancolique ne garantit pas qu’il ait trouvé le bonheur, mais il peut vivre avec l’espoir d’une rédemption.
Ce n’est en revanche pas le cas des soeurs Coulin, dont Jouer avec le feu, bien qu’abordant des thématiques similaires (parcours complexe d’adolescent en quête ou crise de soi, univers familial sous tension), se place du point de vue de l’adulte (Pierre, père veuf et chemino-socialiste, interprété par Vincent Lindon) pour le confronter à celui de Fus (Benjamin Voisin), le fils sans diplôme à tendance néo-faf, vilain petit canard de la famille. Comme si le tableau n’était pas assez criard, les sœurs Coulin ajoutent à l’équation un petit frère modèle (Stefan Crepon) qui part côtoyer des supposées élites intellectuelles à la Sorbonne tandis que son aîné n’est bon qu’à tirer dans un ballon. Pas de doute, le cahier des charges du film social engagé chez les prolétaires est rempli. Néanmoins, une certaine tendresse demeure au démarrage par des questions qui appellent forcément à l’empathie et la réflexion : jusqu'où sommes-nous prêts à tolérer les oppositions de valeurs et les écarts de conduite chez une personne de notre famille ? Que peut pousser un jeune adulte à s’enliser dans une telle haine de son semblable ? En filmant Fus et son frère avec distance, les reléguant plus au rang de sujets d’étude que de semblables, les sœurs Coulin traduisent un regard légèrement dépassé sur la jeunesse, qui rappelle celui de L’Adieu à la Nuit d’André Téchiné. Les réalisatrices se placent elles aussi au côté de l’adulte impuissant dont les idéaux caducs se heurtent à de nouveaux enjeux qu’il est parfaitement incapable de comprendre mais sur lesquels il ne peut s’empêcher de porter des jugements moraux. Tout comme Catherine Deneuve dans L’Adieu à la Nuit, Pierre enquête sur son fils, fouille dans sa chambre, le suit en secret, mais ses découvertes ne font que le plonger dans une incompréhension profonde qui ne permet pas tant de voir évoluer l’état d’esprit des différents personnages. Il ne reste qu’une dernière case à cocher, assénant le coup fatal à un récit qui peine déjà à se conclure : un monologue de Vincent Lindon afin de lui garantir son prix d’interprétation (pari réussi !). Difficile de ne pas rouler des yeux en l’entendant résumer sur un ton paternaliste, durant de longues minutes et quasiment face caméra, tout ce qui s’est déroulé jusqu’ici, avec en contre-champ le regard coupable de son fils. Tel est le drame du fatalisme qui revient à marteler un discours moralisateur ne croyant pas l’être ; une énième engueulade frustrante et vaine par le patriarche qui n’attend pas de réponse car il estime avoir la sagesse du vécu.
Pauline Jannon
Jouer avec le feu - Delphine & Muriel Coulin (en salles le 22 janvier 2025)