Par Super Seven
Un an après la surprise The Brutalist sur le Lido, c’est au tour de Mona Fastvold (co-scénariste et compagne de Brady Corbet) de dévoiler un nouveau projet ambitieux, entièrement tourné sous les radars : The Testament of Ann Lee. Un « biopic » loin des conventions du genre, entre la comédie musicale sur une secte religieuse et le format 70mm, pour embrasser la vie non moins conventionnelle de son sujet. Car Ann Lee (1736-1784) était persuadée d’être la Seconde Venue de Jésus Christ et a emmené, avec elle de nombreux adeptes – les Shakers – d’Angleterre vers New York. La particularité de ce mouvement était de prier à travers des danses et chants frénétiques, en se tapant la poitrine avant de créer des amas d’humains s’affaissant sur celle qu’on appelait Mère Ann Lee, dans une imagerie qui rappelle les farandoles hypnotisantes du Suspiria de Luca Guadagnino. Les bruits des pas se mêlent au rythme de la musique — signée Daniel Blumberg — qui passe par tous les registres ; le chant d’Ann Lee pour le deuil de ses quatre enfants morts très jeunes prend des airs de ballade sentimentale, tandis qu’une éclipse solaire est accompagnée par une entraînante guitare électrique. Certains sons rappellent même l’habillage de The Brutalist (aussi composé par Blumberg) – les pianos désaccordés, les tintements de cloches, le tic-tac d’une horloge… – et apportent l’effet de transe explosif induit par ces rituels. Tout est affaire de montage (son comme image) pour créer l’effet enivrant et ambitieux recherché. Aux chorégraphies endiablées se mêlent les visions de Mère Ann, entre la recréation du péché originel, l’exclusion du Jardin d’Éden et une version christique de sa personne. De même, le temps est malléable quand la même danse répétée trois fois illustre la longueur d’un voyage : les saisons s’enchaînent, la neige, le soleil et le vent frappent tour à tour les Shakers, inébranlables dans leur foi, avec une certaine poésie – due au courage de ces Hommes et à la beauté d’un tel moment – qui émeut et surprend. C’est là ce qui intéresse Fastvold, dépeindre sans cynisme la vie de cette femme abandonnée à la foi à travers la force d’un collectif qu’elle dirige. Car peut-être que l’idée du testament éponyme réside dans la vie de la communauté établie, loin d’être purement solennelle mais qui embrasse aussi un idéal utopique, empreint d’humour. C’est le cas de la découverte du futur emplacement du groupe, après qu’un homme y ait été guidé par son doigt dans un élan d’absurdité évoquant celle du Sacré Graal des Monty Python. Sa démarche donne l’impression de voir un corps ensorcelé – les mouvements se veulent brusques mais joueurs, sa course est ridicule –, filmé de loin à la manière d’une grande aventure d’un Hobbit, avant que la camaraderie ne reprenne ses droits : tous sont allongés dans l’herbe, accompagnés par une musique plus mielleuse qu’à l’accoutumée.
Au milieu de cette secte, la figure d’Ann Lee agit comme point d’ancrage – sa vénération passe par la répétition du chant “J’aime ma mère, Ann Lee” –, incarnée par une Amanda Seyfried en transe continue. Cheffe pas entièrement saine, elle se complaît vite dans l’excès face à ses oilles tandis que ses mouvements de danse sont d’une fluidité déconcertante qui tend au surnaturel, la rendant capable de toucher n’importe quelle partie de son corps à une vitesse folle. Surtout Fastvold restitue l’évidence de son aura en jouant avec l’éclairage naturel – des grandes fenêtres, les lumières de maison, la pénombre – pour accentuer les traits du visage particulier de son interprète : ses grands yeux cernés sont perçants et fous, ses lèvres se dégradent en même temps que son rapport à la réalité. Le Testament en profite alors pour s’embraser de l’intérieur, colorant un territoire terne ou enneigé par le sang d’un rouge ou et la présence orangée des mouvements des astres ; les levers et couchers de soleil rythment la vie du groupe, l’éclipse solaire, et la spiritualité apocalyptique qui l’accompagne, inscrit les Shakers à leur point culminant. En contrechamp demeure la violence, celle subie par ceux qui ont pour seul tort de vouloir s’étendre au risque de voir leur communauté s’éteindre, mais qui n’est pas l’horizon d’un récit guidé par un goût de la vie trop intense, dans un élan incandescent de beauté, de bruit et de fureur.
Pierre-Alexandre Barillier