Par Super Seven
Ça y est. Le mois de septembre sur le point de débuter, cela n’indique forcément qu’une seule chose : la Mostra de Venise. Pour la troisième année consécutive, l’équipe de Super Seven y est pour découvrir le (pas toujours) grand crû du cinéma international. Mais un festival, ça se mérite et nous nous y sommes cette fois-ci rendu en bus, en hommage à nos compères de la Berlinale qui avaient, comme nous aujourd’hui, vécu un sacré trajet. C’est après dix-neuf heures de transport que ces lignes sont écrites, sous une immense fatigue car le sommeil fût interrompu par, la liste est longue, des conversations téléphoniques endiablées, des ronflements, des sifflements, des sonneries de téléphone — bien plus que vous ne pouvez l’imaginer — et une climatisation beaucoup trop fraîche. Néanmoins, pendant ce temps-là, on aura pu apercevoir Genève, Turin et Milan… de belles escales avant le cœur du sujet : la belle île du Lido ! C’est donc l’âme emplie d’une féroce envie de cinéma — et l’estomac, de litres de café et de taurine — que notre Mostra commence.
Rien de tel pour démarrer les hostilités que le film d’ouverture : La Grazia de Paolo Sorrentino. Quelques mois à peine après la sortie du raté Parthenope, le cinéaste revient dans une comédie dramatique non sans rappeler ses précédents faits d’armes. Dans la lignée de ses portraits de premiers ministres – Il Divo et Loro –, on y suit le Président de la République italien Mariano sur les derniers mois de son second mandat, alors qu’il jongle entre plusieurs questions compliquées : grâces présidentielles, dépénalisation de l’euthanasie et acceptation de la tromperie de sa défunte femme… Surtout, comme dans La Grande Bellezza, La Grazia est un portrait d’adieux du président à tout ce qu’il a connu avant. Il faut dire au revoir aux collaborateurs (une ambassadrice étrangère dans un échange hilarant à mi-chemin entre la drague et le professionnel), au Palais (un grand terrain de sable, son bureau…) ou à des traditions. Sorrentino le transpose à sa manière habituelle, entre son goût pour la belle lumière (qui sculpte le Presidente quand elle n’enferme pas son visage dans la pénombre) et la musique, qu’elle soit classique ou électronique, qui accompagne les mouvements intérieurs de cette galerie politique ; lors d’une représentation de danse contemporaine que Mariano observe, la musique ponctue ses réflexions (diluées entre ses dilemmes politiques et la banalité du goût d’une cigarette) jusqu’à la parodie par la répétition excessive des trois mêmes notes pour le ramener à la réalité. Malheureusement, au pompiérisme de la mise en scène répond le pompeux de l’écriture. Si son amour de soi et des bons mots permet quelques envolées — notamment quand Sorrentino joue la comédie —, un brin d’énervement ne tarde pas à arriver. On sent d’ailleurs une pointe d’autocritique dans un échange entre Mariano et Coco, l’une de ses vieilles amies, où le Presidente ne donne pas suite à une boutade avant qu’elle ne perce le silence d’un “Quoi? C’était une bonne ligne.” En parallèle, le récit se disperse et certains enjeux disparaissent dans l’irrésolution, à l’image de l’adultère de la femme de Mariano, pseudo-mystère initial qui s’évapore tout aussi mystérieusement dans la frustration. On en vient à se demander, une fois de plus, ce que la mécanique huilée, alternant fausse sobriété et maximalisme déjanté, de l’italien cherche à raconter derrière sa façade clinquante. Un semblant de réponse réside peut-être dans la performance rythmée et toujours au poil de Toni Servillo. Il est le vecteur de la dimension burlesque, bouffonne qui perfore la beauté d'apparat du reste : souvent le plus petit, son corps devient une arme comique devant s’imposer dans la pièce dans les derniers instants de jouissance de sa fonction, servi par un sens du timing tant physique que verbal – il donne aux bons mots de Sorrentino une incarnation incisive et bienvenue. Le comédien fétiche du cinéaste ainsi confère une sympathie non-négligeable à La Grazia au point de rendre le moment plus agréable. Une ouverture plutôt mineure mais loin du naufrage pressenti… C’est toujours ça de pris !
La Grazia - Paolo Sorrentino
Comme d’habitude, Luca Guadagnino est de retour sur le Lido avec un nouveau film, bien que cette fois hors-compétition. After The Hunt aborde un sujet pas évident, celui d’une accusation de viol au sein de l’université de Yale qui met Alma (Julia Roberts, stupéfiante) sous le feu des projecteurs, avec une approche singulière : tous les personnages sont détestables et fautifs de diverses transgressions pas toutes du même ordre (une agression sexuelle, un plagiat, de fausses prescriptions médicales…), ce qui les amène à performer pour s’en sortir. Chacun se crée un alter-ego, non pas par honte ou peur de l’autre mais pour ne pas réellement dévoiler son jeu à son interlocuteur. Par exemple, Maggie (géniale Ayo Edebiri) prend confiance pour confronter les autres après son agression (dialogues plus frontaux et froids, accompagné d’un regard désormais perçant…), alors même qu’elle est parfois en tort ; elle invoque la carte de la discrimination raciale pour justifier de sa place d’outsider à l’université, alors qu’elle est ici par pur privilège, ses riches parents étant mécènes de l’école. De même Alma, un temps réservée, s’impose peu à peu en obscurcissant ce qui l’entoure : elle empêche les gens de parler, refuse que l’on dévoile quoi que ce soit de sa personne et nie tout en bloc. Et c’est justement quand tout semble monter en puissance que Guadagnino calme le jeu : le climax est réduit à une scène de dialogue où Alma et son mari Frederik (Michael Stuhlbarg) se parlent enfin sincèrement et sans jugement. C’est là que Guadagnino surprend : quand les mots ne sont pas forcément plausibles, il s’en remet au langage du corps qui trahit souvent les pensées véritables de ceux qui s’expriment. Il se concentre sur les mains qui tremblent et volent la parole lors des dialogues ou sur un regard de haut en bas vers l’interlocuteur en pleine tirade, pendant que l’appétit vorace d’Hank (Andrew Garfield) révèle son statut de littéral porc et que le corps d’Alma finit par céder au mal interne de ses ulcères qu’elle ne s’avoue pas… Si les premiers avis locaux semblent admettre que le Lido n’a pas forcément compris ou adhéré à l’entreprise, il est peut-être préférable d’attendre un second visionnage pour y voir plus clair sur ce qui se joue. En ce sens, After The Hunt nous rappelle la découverte cannoise du May December de Todd Haynes : une œuvre à première vue opaque mais qui révèle une nouvelle strate à chaque nouvelle visite. Plus encore, les deux partagent une emphase sur la performance (au sens large) pour camoufler leurs véritables tragédies : celles d’êtres qui ne se comprennent pas en préférant se cacher derrière leur vanité pour ne pas se révéler vulnérables aux yeux d’autrui. Fascinant, donc, mais à revisiter dès que possible pour mieux l’apprivoiser. After The Hunt est en tout cas la nouvelle surprise d’un cinéaste qui n’arrête pas de surprendre.
Pierre-Alexandre Barillier
After The Hunt - Luca Guadagnino