Par Super Seven
L’une des grandes attentes de cette 82e édition de la Mostra était la découverte du travail en solitaire de Benny Safdie, loin de son frère Josh. The Smashing Machine retrace trois années de la carrière de Mark Kerr (Dwayne Johnson), l’un des pionniers des compétitions professionnelles de MMA. Au premier regard, le film arbore les contours du biopic américain classique : un acteur métamorphosé physiquement et une structure en rise & fall. Se pose alors la question de savoir ce qu’un cinéaste aussi cinéphile et intelligent que Benny Safdie peut apporter à ce récit.
Les sports de combat sont l’un des terrains les plus exploités par le cinéma américain. Encore récemment, avec le retour de la saga Rocky via le personnage de Creed, Hollywood a montré combien il aime raconter les stigmates de ses héros à travers leurs épreuves sur un ring, qu’il s’agisse de boxe, de lutte (Foxcatcher) ou ici de free fighting. Sur cet aspect, The Smashing Machine démarre sans surprise : à force d’encaisser les coups, Mark Kerr devient dépendant aux antidouleurs et doit suivre une cure de désintoxication. Sa vie privée se détériore également, marquée par une relation houleuse avec sa compagne Dawn Staples (Emily Blunt). Seule son amitié avec Mark Coleman (Ryan Bader), autre combattant américain à la fois mentor et rival, semble le maintenir à flot. Des questionnements personnels attendus, mais que Safdie pose d’entrée de jeu, en toile de fond, pour s’atteler à mieux déjouer les attentes en posant le regard ailleurs. Lors d’une interview avec un journaliste japonais, Kerr confie qu’il est incapable d’imaginer ce qu’il ressentirait en cas d’échec, puisqu’il n’a jamais perdu. C’est là que débute le récit d’une longue défaite, amorcée par celle, sur le ring, face à Igor Vovchanchyn, combattant ukrainien. Peu de rise mais beaucoup de fall au programme finalement, juste la chute lente, presque pathétique, de Mark Kerr. Igor, bien que présenté comme sa némésis, rejoint lui-aussi le reste du tableau en arrière-plan pour continuer à dessiner le contraste entre Kerr et les autres.
Car ce qui intéresse Benny Safdie rejoint ce qui fascine Darren Aronofsky dans The Wrestler. Plus que l’aspect sportif, c’est l’humain autour qui l’obsède : comment vivre avec sa gloire passée. Une différence toutefois : dans le film de 2008, le personnage de Mickey Rourke a connu son apogée vingt ans plus tôt, là où Mark Kerr sort à peine de la sienne. Il doit apprendre à supporter ce poids, tout en s’obstinant à croire à un possible retour. Comment lui donner tort ? Que peut faire cet homme au physique disgracieux, construit uniquement pour le combat ? C’est là que s’exprime le décalage entre Mark et le reste du monde, par le corps. Qu’il soit coincé sur le siège passager d’une petite voiture, dans un manège pour enfants lors d’une fête foraine, ou encore placé à côté de sa compagne Dawn dans le cadre, son physique surréaliste jure au quotidien pour ne s’épanouir et fondre dans la masse qu’au milieu des autres combattants, sur le ring.
Dès lors, le véritable combat de Mark est d’accepter l’existence loin des coups palpables pour en subir d’autres, moraux, notamment à travers sa relation amoureuse. Il offre un cadeau à Dawn, qu’elle brise au sol lors d’une dispute sur la nécessité de continuer à combattre. Il parle des plantes du jardin, mais revient aussitôt à l’idée de reprendre la compétition. À l’instar des anciennes figures safdiennes, Mark est un personnage fêlé, coincé entre un monde qu’il ne peut quitter et un autre qu’il ne peut intégrer – on repense aux petites frappes à grand coeur que sont Nick Constantine (Good Time) et Howard Rattner (Uncut Gems), contraintes de courir partout pour joindre les deux bouts –, saisi à vif par une caméra épaule qui embrasse chaque virage serré de cette errance psychique.
The Smashing Machine construit ce paradoxe jusqu’au tournoi final, où s’esquisse l’une des plus belles idées du film — peut-être arrivée trop tard. Malgré les défaites qui s’accumulent et ses combats annulés, Mark Kerr figure parmi les favoris du Grand Prix Pride 2000. Il perd en quart de finale, et ce sera Coleman, présenté comme l’outsider vieillissant, qui soulève le trophée. À mesure que le récit s’achève, Mark apparaît de plus en plus esseulé, filmé jusqu’à son visage dans la douche, tandis que la caméra suit Coleman dans un parcours paradoxalement similaire. Par le montage alterné, l’issue du combat de l’un et de l’autre se rejoignent. Que Coleman soit entouré d’une foule triomphante ou Kerr réconforté par sa femme aimante, chacun est livré à lui-même : dans l’embrasure d’une porte le surcadrant pour le premier ou par des gros plans successifs et oppressant pour le second, renforçant l’empathie que la défaite exacerbe déjà.
Si l’intention relève de l’ébauche, elle affleure en filigrane et amène une question : qu’advient-il de ces corps sacrifiés pour le sport ? Vainqueur ou perdant, la solitude est la même, et seuls les combattants eux-mêmes peuvent comprendre l’ampleur des sacrifices consentis pour parvenir jusque-là. Ainsi, The Smashing Machine peut se lire comme le contrechamp d’un biopic sportif traditionnel. Le sujet n’est pas le vainqueur resplendissant ou le perdant magnifique, mais un sportif abîmé dans sa quotidienneté, partagé entre déception et fierté, exploits et sacrifices. Dans un épilogue plus léger, le vrai Mark Kerr, fort de ses 56 ans et filmé de loin en train de faire ses courses, prend le relais de celui campé par Johnson. Une incursion inattendue à la frontière entre fiction et réalité documentaire, où apparaît en surimpression le résumé des événements de la vie du combattant suivant cette défaite. Il y est écrit qu’il est un pionnier du MMA, mais l’on voit surtout un homme simple faire une tâche banale, toujours maladroit dans la foule, mais apaisé. « Son nom, c’est Mark Kerr » clôt le film : la simplicité de cette formule, comme celle de cet homme qui a appris à vivre avec sa solitude, est peut-être ce qui émeut le plus dans cette première aventure, elle-aussi en solitaire, de Benny Safdie.
Nicolas Macé