Par Super Seven
Dans ce dernier tiers du festival, le Lido se montre plus ouvertement politique, n’hésitant pas à nous ramener constamment à la réalité d’un monde écoeurant, notamment par l’exploration des coulisses du pouvoir.
C’est ce qui marque le retour de Kathryn Bigelow au cinéma – enfin… sur Netflix – depuis Détroit en 2017. A House of Dynamite est une plongée dans différentes équipes de la Maison-Blanche – Président, Secrétaire à la défense mais aussi simples soldats exécutants – alors qu’un missile nucléaire inconnu est lancé en direction des États-Unis et doit en toucher le sol dans dix-huit minutes. Le dispositif rappelle immédiatement celui de Démineurs – une caméra à la volée, toujours en mouvement et zoomant sur les personnages, les écrans et autres éléments importants – mais transposé à un décor quasi unique.
C’est là que Bigelow surprend : là où elle s’aventurait autrefois sur le terrain direct de l’action, elle enferme cette fois son film dans les bureaux, derrière les écrans. Une conception de la guerre en apparence peu novatrice, qui rappelle d’abord le grand Point Limite de Sidney Lumet (1964), mais qui se réinvente par une structure à multiples points de vue. D’une part par le nombre impressionnant de personnages que le film parvient à faire exister – une sorte de version apocalyptique du Nashville de Robert Altman (1975) –, d’autre part avec une construction qui s’inspire de Rashōmon d’Akira Kurosawa (1950) : les mêmes dix-huit minutes avant impact sont rejouées à travers les différentes strates des institutions américaines. Ce qui frappe est la nature organique du montage, dont la précision permet de jongler habilement entre les différentes informations (jeux autours des interfaces qui se croisent) et de passer d’un personnage à un autre, y compris en pleine action, sans nuire à la lisibilité des scènes.
Cette précision est d’autant plus paradoxale qu’elle embrasse la confusion de la situation et qui anime les individus alors que le sort du monde moderne est entre leurs mains : l’assaillant n’est pas connu (est-il chinois ou russe ?), les conséquences potentielles non plus (annihilation des USA ou troisième guerre mondiale ?) et toute l’horreur reste hors-champ. Les équipes sont réduites au rang de spectateurs noyés dans une abondance d’écrans pour resituer l’action (le traqueur du missile, les minuteurs, les constants appels vidéo d’urgence, ou autres SMS), et contraints à la suggestion et l’hypothèse. Une incertitude qui prend corps dans l’incapacité à s’accorder entre les différentes générations coopérant, entre le jeune Jake aux solutions pacifistes et le vieux briscard Anthony qui ne cherche que la réponse armée sans écouter les avis plus éclairés, pour mieux reposer la sempiternelle question du nucléaire : faut-il prévoir de frapper avant d’être frappé ? L’Amérique est face aux fantômes de son passé (Hiroshima & Nagasaki) mais le vivre n’est pas pareil, et la tragédie qui se profile ici risque de ne laisser personne indemne.
La figure présidentielle, interprétée par Idris Elba, illustre le mieux cette dynamique. Il apparaît d’abord sans image, simple voix au téléphone, ce qui interroge sur sa situation. Ce n’est que dans le troisième segment qu’on découvre qu’il participait à un événement public avant d’être exfiltré de force, briefé sur la menace depuis une voiture le conduisant à un hélicoptère. Tout le projet de Bigelow s’y condense : urgence, imprévu, décisions hâtives, personnages confrontés aux choix les plus vertigineux. Le président, quelques instants plus tôt en train de jouer au basket, se retrouve soudain face au classeur des ripostes nucléaires. Dans un avion qui l’éloigne du danger, il doit trancher : répondre ou se rendre, faire escalader la violence ou accepter une défaite qui pourrait paraître lâche. Dans une de ses plus belles intuitions, le film choisit de ne pas montrer cette décision : il s’interrompt quelques secondes avant. Car l’essentiel n’est pas le choix lui-même, mais l’impossibilité d’un tel choix.
A House of Dynamite est avant tout une œuvre sur l’extrême complexité de la gestion humaine face à une telle puissance. Bigelow ne filme jamais l’incompétence : ses personnages sont toujours experts, connaissent chaque protocole, chaque probabilité, chaque scénario. Mais rien n’y fait : la tragédie est inéluctable. Le film se lit alors comme une réponse aux hantises portées par le personnage éponyme du Oppenheimer de Christopher Nolan : malgré toute la rigueur et le savoir-faire, une telle force de destruction reste incontrôlable.
Et c’est en cela que Bigelow réussit son pari : le sujet est facile – la peur est globale et donc plus facile à jouer pour les spectateurs – mais transcendé par le hors-champ et l’irrésolu auxquels il est confiné. Déjà avec ce tir inconnu, épée de Damoclès qui plane inlassablement, qui risque d’amener à une guerre sans fin contre X – évidente quand se pose la question de la riposte contre des pays jamais confirmés comme étant la menace – avec une escalade internationale possible. Bigelow enrobe cela à sa manière – à première vue très hollywoodienne, à en juger la musique pompière de Volker Bertelmann, un quasi-copié collé de sa composition de Conclave, et les noms de personnages presque parodiques –, jamais moralisatrice en ce qu’elle laisse le spectateur face à des interrogations complexes. Tout se résume dans une phrase du personnage de Jake Baerington (Gabriel Basso) : « C’est comme toucher une balle avec une balle » — précision chirurgicale, mais aux conséquences meurtrières pour des millions d’êtres humains.
En s’éloignant du champ de bataille, Bigelow dévoile la folie intrinsèque de l’appareil militaire. Le temps n’est plus à la satire absurde de l’arsenal nucléaire à la Stanley Kubrick et son Dr. Folamour : il s’agit d’un danger concret, tangible, qu’aucun humain, aussi compétent soit-il, n’est en mesure de contrôler.
Pierre-Alexandre Barillier et Nicolas Macé
S7