Venise 2023 #2 - Témoin à charge

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Par Super Seven

le 24/09/2023


Ça y’est, Venise, c’est fini… Le jury de Damien Chazelle a rendu son palmarès, plutôt bon dans l’ensemble, sans réel outrage. Si la première moitié du festival a été réjouissante, en termes de films et d’événements — concurrence avec les festivals américains dans la course de la Première Mondiale oblige —, la seconde a relevé du quitte ou double. Les paupières des spectateurs et de la presse se sont faites bien plus lourdes, à l’image de ce qui a été projeté finalement.

Prenons, par exemple, le cas d’Ava DuVernay, cinéaste ayant fait sensation il y a près de dix ans avec Selma. Origin, son nouveau long-métrage, adaptation du livre théorique Caste, The Origin of our Discontents est une fiction à la limite du documentaire, dans laquelle elle décide de suivre les raisons de la poursuite de l’écriture de l’œuvre originale, et montre le grand voyage qu’elle entreprend pour identifier les huit piliers de réflexion qui constituent son analyse du système de caste — ou groupe social hiérarchisé déterminant le rôle et les attentes sur un individu dans sa société. C’est précisément dans son rapport au fictif que DuVernay rate son entreprise. La dimension « inventée » du récit prend la forme d’ajouts de drames personnels dans la vie d’Isabel Wilkerson — personnage principale et réelle écrivaine de Caste —, notamment la mort de proches et le syndrome de la page blanche. Une parade qui fonctionne au premier abord, mais dont l’excès plonge progressivement dans le risible. Surtout, une question se pose rapidement : à qui Origin s’adresse-t-il ? Les adeptes du documentaire, prêts à s’instruire et réfléchir (plutôt que recevoir une leçon de morale) sont trahis, tandis que le grand public et ceux ignorant totalement le fonctionnement du système de caste ne seront pas forcément plus convaincus par l’aspect « auteur » d’un projet de fiction à la thématique forte. On salue le geste, mais on ne peut qu’être pétris de perplexité par le résultat.

Un sentiment partagé à propos du nouveau Agnieszka Holland, Green Border, qui a reçu le Prix Spécial du Jury — la médaille de bronze, si vous préférez. Ce gros film choral, où tous les personnages qui se croisent au début, finissent par se séparer pour entreprendre la traversée de la frontière entre la Biélorussie & la Pologne, est découpé en trois chapitres : La Famille (du côté des migrants), La Garde (c’est assez explicite) et Les Activistes (idem). En réalité, ce chapitrage ne tient qu’un temps, jusqu’à ce que Holland décide de confronter tous les points de vue après les avoir respectivement exposés. Un parti pris audacieux, tant cela nuance et humanise l’expérience que chacun rencontre dans ce périple compliqué. L’axe de recherche sur la « Frontière Verte » — véritable bataille géopolitique où la Biélorussie & la Pologne se renvoient la patate chaude — ajoute une profondeur bienvenue à un propos qui pourrait être plutôt gratuit — filmer une crise humaine de manière univoque et vouloir la changer. Car Holland se démarque justement par sa volonté de tout montrer, quitte à flirter avec l’horreur pure (glaçante scène des marécages), tout en gardant un fond d’optimisme sur l’avenir. Malheureusement, son épilogue centré sur le conflit Ukrainien, comme pour révéler une certaine universalité de l’humain coincé entre plusieurs gros égos, fait tomber l’édifice dans le facile, voire une forme de vulgarité, qu’elle arrivait jusque-là à éviter. On ne reconsidère pas tout pour autant, mais le goût qui reste en bouche a quelque chose d’amer.

Dans un registre similaire, l’attendu Io Capitano – récit de deux cousins quittant le Sénégal pour l’Italie – de Matteo Garrone. Lui aussi coche tristement les cases du film « choc » : on montre tout — la mort, le passage en prison, l’esclavagisme… — pour pousser à la « réflexion » et émouvoir le spectateur. Cela ne fonctionne que très rarement — une très belle scène fantasmée et onirique dans le désert, ou encore une relation entre le personnage principal et un aîné —, pour plutôt relever d’une agaçante grossièreté, comme les passages en prison notamment. En ressort un sentiment mitigé d’empathie, le parcours du jeune Seydou — ironique, le film étant produit par Pathé — est tantôt touchant, tantôt lourdingue. Le jury, lui, n’y a vu que du feu en le récompensant doublement – Prix du meilleur jeune acteur (fortement mérité) et de la meilleure réalisation (fortement immérité).

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"Io Capitano" - Matteo Garrone

Heureusement, l’Italie nous réservait une petite révélation en Compétition, avec Enea, seconde réalisation de Pietro Castellito, véritable star locale — sûrement pour sa belle gueule. Un film à l’image du physique de son acteur-réalisateur : une romance maximaliste, placée sous le signe de l’iconisation — ralentis, simulations de mouvements de caméra… Comment mieux embrasser l’hédonisme de ses personnages principaux ? Ils n’aiment pas, profitent de la chair, de l’argent, de l’alcool et de la drogue. Là-dedans, Castellito s’amuse visiblement, tant devant que derrière la caméra, et témoigne d’un sens du jeu avec le spectateur — par exemple, un baiser entre deux personnes n’est jamais montré, il est caché au sein du plan par un écran noir ou bien simplement par un contrechamp. Face à cette dissertation visuelle — Castellito s’appuie plus sur les images pour créer une ambiance plutôt que de développer un propos métaphorique ou frontal — sur l’ennui et la place de l’amour dans une vie, rythmée par de la variété/pop italienne, on ne boude certainement pas son plaisir. Une boucle semble se boucler : Castellito a débuté comme acteur dans les films de son père (Sergio Castellito), qu’il met ici en scène aux côtés de son frère. Une véritable affaire de famille, donc.

La compétition s’est conclue en deux temps. D’abord, avec l’horrible Hors-Saison de Stéphane Brizé, puis surtout avec Memory, qui offrait à Michel Franco sa troisième présence en compétition vénitienne. Changement de registre pour le cinéaste, qui laisse ici de côté le choc un peu facile de Nouvel Ordre, déjà plus absent dans Sundown. Au choc semble toutefois se substituer une certaine lourdeur, avec d’emblée une révélation grossière et mal amenée, effrayante quant au reste de l’œuvre à venir. En fait, Franco construit savamment la romance qu’il met en scène, dont l’enjeu est de faire abstraction du passé. Sylvia (fabuleuse Jessica Chastain) doit mettre de côté certains événements de sa vie pour être capable d’aimer de nouveau, et de se libérer davantage. Saul (grand Peter Sarsgaard — auréolé de la Coupe Volpi de la meilleure interprétation masculine), lui, est dans les premières phases de la démence. Faits pour s’opposer, leurs situations amènent les deux êtres à s’ouvrir — Sylvia s’occupe de Saul — une douceur s’installe entre eux, âmes en quête d’affection. Avec cette plongée dans les sentiments, parfois doux-amers, parfois sublimes, Franco signe son plus beau film, loin de ses codes habituels pour flirter avec la douce mélancolie déjà entreprise dans Sundown, ici bien plus maîtrisée. Un nouveau chemin pour lui, qui rend curieux des prochaines étapes qu’il comprendra.

Parlant chemin, la section Orizzonti en proposait un sympathique avec Gasoline Rainbow des frères Bill & Turner Ross, road-movie et portrait de cinq jeunes voulant célébrer la fin du lycée en embarquant dans un van vers le Pacifique. Quelque part entre la fiction et le documentaire, chaque acteur se jouant lui-même, aucun dialogue n’est écrit et le projet repose sur le voyage ainsi que sur la capacité des acteurs à rendre celui-ci divertissant — pour eux, en tout cas. Rien de nouveau sous le soleil donc avec cette aventure extraordinaire qui précède un quotidien, lui, ordinaire, mais le plaisir pris dans la confection se ressent et est communicatif. Les frères Ross célèbrent la jeunesse de la Génération Z, avec une sincérité qui empêche l’agacement qui pourrait en résulter — à l’inverse, par exemple, de Not Okay sorti directement sur Disney+ en France. L’ennui à venir rappelle celui présenté par Ferris Bueller, qui embarquait également deux de ses amis dans une aventure extraordinaire à leur échelle. Alors, quand Gasoline Rainbow s’achève sur ses cinq personnages face caméra, les souvenirs d’une expérience partagée, loin d’être unique mais sacrément plaisante, remontent, et, sans crier gare, nous touchent.


Afin de boucler la boucle, notre festival avait (presque) commencé sur un film de vampires — El Conde, désormais disponible sur Netflix et dont notre critique est toujours d’actualité —, il est normal qu’il se termine (presque) avec un film de vampires. Toutefois, malgré le titre évocateur, Vampire Humaniste Cherche Suicidaire Consentant, ce n’est pas ce genre qui prime ici. Nulle question de bain de sang pour la québécoise Ariane Louis-Seize — Claude Pinoche serait d’ailleurs fier de la servir — mais plutôt d’un coming of age sauce romcom. La soif de sang de Pinochet laisse place à une impossibilité (et une interdiction) de tuer, malgré le fait qu’il faille se nourrir. La cinéaste s’imprègne des clichés du coming of age — l’adolescent bizarre et harcelé, la cadette différente du reste de la famille... — pour en extraire une parfaite comédie, à la romance fonctionnelle par l’alchimie entre Sarah Montpetit et Félix-Antoine Bénard qui est d’un naturel déconcertant. Le blocage de la Vampire Humaniste envers la mort (du moins, la morsure) et l’envie d’un repos éternel du Suicidaire Consentant donnent lieu à une métaphore du sexe tout en fraîcheur, qui permet la bascule dans le teen movie jubilatoire. Quoiqu’il en soit, récompensée du Prix de la meilleure réalisation à la Giornate degli Autori, Ariane Louis-Seize a, en plus de signer un film des plus prometteurs, trouvé le titre de l’année.

Alors, voilà. La Mostra, c’est fini... Enfin, on a profité du sacre de Poor Things, merveilleux Lion d’Or (duquel vous pouvez toujours lire notre critique), pour conclure en beauté avec une séance de qualité. À l’année prochaine ?


Pierre-Alexandre Barillier


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"Vampire humaniste cherche suicidaire consentant" - Ariane Louis-Seize