Kisapmata et Batch’81 : histoires de violence

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Par Super Seven

le 02/04/2023

Parmi les contrées dont les cinématographies demeurent trop méconnues, l’Asie du Sud-Est figure en tête de liste. Le travail de (re)découverte existe et suit son cours, grâce à des distributeurs n’ayant pas froid aux yeux et au travail critique qui a déjà ouvert la voie – prenons, Les Cahiers du Cinéma par les plumes, entre autres, de Serge Daney puis de Charles Tesson –, mais la route semble être encore longue, et le trajet parsemé de belles rencontres. Celle de Mike De Leon, à travers la ressortie en salles de deux de ses films par Carlotta – qui édite également un beau coffret réunissant huit œuvres du cinéaste –, en est une preuve évidente. Contemporain de Lino Brocka, dont il a été le producteur et chef opérateur sur Manille, son histoire est intimement liée au cinéma par sa famille ; sa grand-mère a co-fondé LVN Studios, l’une des plus importantes sociétés de production philippines jusqu’aux années 60. Il est, lui, l’auteur d’une filmographie insaisissable et variée, sans contrainte de genre (le fantastique dans Itim, la comédie musicale – et tant d’autres – avec le désopilant Kakabakaba ka ba ?, mais surtout l’horreur au cœur de Kisapmata et le récit d’apprentissage dramatique avec Batch’81), que l’on pourrait presque rapprocher de celle d’un Brian De Palma aux États-Unis.

Kisapmata est peut-être la porte d’entrée idéale, quoique rude, dans l’œuvre de De Leon. Psychodrame horrifique, faisant de l’oppression patriarcale la métaphore du régime dictatorial en place, il s’agit indubitablement de son chef d’œuvre. Adaptation morbide d’un fait divers mêlant inceste et meurtres familiaux, l’histoire de Mila qui, enceinte, décide de se marier avec Noel au grand dam de son père possessif est des plus terrifiantes. En quelques secondes, De Leon instaure une atmosphère menaçante, faisant du pater familias une entité dévorante, inquiétante, un ogre de jalousie et de violence. Pourtant rien n’indique, ni même ne suggère tout ce que « Dadong » (Vic Silayan, magistralement glaçant) renferme. Il est seulement là, imposant et autoritaire. Le reste se dévoile progressivement : une maison qui, de l’extérieur, ressemble à une forteresse avec ses barbelés sur le portail, ou encore l’utilisation de l’état de santé de la mère pour faire revenir constamment les tourtereaux dans une cage à l’apparat de nid. Celle d’escalier apparaît comme le centre névralgique des tensions, marquant la distance de la chambre nuptiale avec les issues que sont le téléphone – gardé par le père qui agit comme l’ex-policier qu’il est – et la porte. Pas d’échappatoire, pour une jeunesse de la classe moyenne supérieure qui paie les pots cassés de la collaboration induite de la génération passée à l’emprise tyrannique de Ferdinand Marcos. De Leon embrasse la tragédie sans jamais négliger le suspense, dispensant çà et là des détails sordides qui alimentent le trouble du récit : l’identité du père de l’enfant de Mila devient sujet à question, tandis que la mère révèle peu à peu ce qu’elle subit depuis des années. Cette étude des liens du sang ne peut se terminer que dans l’effusion de celui-ci, donnant au cauchemar l’atour graphique qui lui manquait pour nous hanter.

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Cette violence est l’essence même de Batch’81, dans lequel De Leon s’attaque à une autre forme d’institution, les fraternités d’université, pour en démontrer les vices profonds. Moins perturbante que Kisapmata, qu’il a d’ailleurs tourné pendant un blocage dans la production de Batch’81, cette nouvelle métaphore du régime frappe par le cycle apparemment immuable qu’elle dépeint. Chaque génération entraîne la suivante à marcher dans ses pas, à répéter les mêmes rituels, à soumettre identiquement, comme en témoigne la conclusion reprenant l’une des premières scènes. Le parcours de Sid Lucero, jeune étudiant qui rêve de faire partie de l’Alpha Kappa Omega, est dès lors un récit d’apprentissage étrange, teinté d’un idéalisme innocent et d’un aveuglément extrême que De Leon traduit par une ambiance allant du cynisme quasi-ridicule aux accès de violence les plus brutaux. Un jeu d’entre-deux qui a fait polémique lors de la projection cannoise, les spectateurs s’écharpant sur la position de De Leon quant au fascisme. Il n’hésite pas à montrer les étapes d’initiation dans leur entièreté, à faire vivre ce qui se joue au sein de ce groupuscule pour en extraire l’ambiguïté malsaine qui y règne : il faut voir l’entreprise comme un jeu, aux conséquences parfois lourdes. Prenez cette scène où les « maîtres » reproduisent l’expérience de Milgram pour tester les limites de leurs néophytes, coincés entre l’attachement au précepte de solidarité et la nécessité de l’obéissance aux supérieurs. Une contradiction parfaitement illustrée par le découpage et la composition des plans, entre le crescendo qui se rapproche et enferme les visages, tandis que le recul crée un gouffre entre le faussement torturé et ses bourreaux, du côté desquels les apprentis se trouvent. Une dualité qui trouve son point culminant dans la rivalité à la West Side Story avec une autre bande, les Sigma Omicron Sigma. Elle se trouve marquée par les spectacles respectifs des deux entités lors de la fête de fin d’année – une reprise de Cabaret qui ne lésine pas sur l’esthétique nazie d’un côté, une chanson originale chantée par un jeune déguisé en Alex d’Orange Mécanique de l’autre –, et par l’affrontement sanglant pour affirmer la supériorité des uns sur les autres. Dans la noirceur d’un lieu désaffecté se joue l’éternel combat nourri par l’illusion de l’importance de la domination, dont l’issue est sans appel. Sid réussit l’ultime épreuve et passe de l’autre côté. La loi de la violence l’a emporté, et De Leon, en questionnant la mainmise d’un régime aliénant, a réalisé une œuvre qui n’a clairement pas perdu de son actualité.


Elie Bartin


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