Michael Roemer : American Trilogy

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Par Super Seven

le 24/03/2023


Michael Roemer : Histoires de l’Amérique

Le 15 mars dernier commençait à Paris et dans quelques autres villes privilégiées une mini-rétrospective d’un certain Michael Roemer. Un cinéaste dont il ne faut jamais oublier de mentionner le prénom au cours d’une discussion cinéphile pleine d'enthousiasme, tant il peut être facile de le confondre avec notre cher Eric Rohmer, aux films moins rares en salle. Cette consonance exceptée, ils ne partagent pas grand chose, si ce n’est un grand talent. Vous voici donc mis en garde, vous qui, après avoir lu cet article, foncerez découvrir l’oeuvre de Michael Roemer, avec la ferme intention de convaincre vos proches de faire de même !

Une « mini-rétrospective » disais-je, qui est en réalité une intégrale de ses (trois) longs-métrages de fiction — le reste étant plutôt tourné vers le documentaire, pour la télévision. Le caractère discret, voire confidentiel de cette figure — pourtant essentielle — du cinéma américain, relève du fait que Roemer était loin d’être prédestiné à la réalisation. Issu d’une famille juive allemande, il vogue durant la seconde guerre mondiale vers l’Angleterre puis l’Amérique pour échapper au nazisme, et commence sa carrière en écrivant une série de films pour la fondation Ford. Il se spécialise plutôt dans le scénario, mais tourne également quelques documentaires pour la télévision — vous pouvez d’ailleurs trouver son Cortile Cascino, traitant des bidonvilles de Palerme, en accès libre sur Youtube —, avant, en 1964, de connaître un premier grand succès avec Nothing but a man.

Avec cette première longue fiction, Michael Roemer s’inscrit d’emblée comme un réalisateur à la voix éminemment politique, alors que la révolution culturelle et sociale n’a pas encore tout à fait pointé le bout de son nez. Contant la vie et les difficultés d’un couple afro-américain, devant faire face à l’injustice et la discrimination dans les Etats-Unis des années 60, Nothing but a man s’impose comme un témoin culturel de son époque, recevant un excellent — mais trop rare — accueil de la presse et du public, Malcolm X le plaçant même en tête de ses films favoris. Ce qui impressionne est la justesse dans la représentation d’une communauté à laquelle il n’appartient pas, qui découle — sans nul doute — de son propre vécu de l’oppression ; il confie en effet s’être inspiré de sa jeunesse contre le régime nazi, avant d’avoir cherché avec son co-scénariste Robert M. Young à approfondir sa connaissance de la culture afro-américaine du sud des Etats-Unis. Dès lors, Roemer ne prend pas de pincettes. Il s’agit, certes, d’une histoire d’amour, mais elle est loin d’être à l’eau de rose, et la fin heureuse est à peine envisageable. Le sublime noir et blanc, probablement initialement du au manque de moyens, est travaillé de manière à renforcer les contrastes qui animent le film ; de hautes lumières éclairent l’image de cette sombre histoire, se reflétant au passage bien plus sur une carnation foncée, celle de ceux qui suent à grosses gouttes pour ceux qui doivent se protéger du soleil. Roger Ebert, grand critique américain, disait dans les années 90 de Nothing but a man qu’il était « more famous than familiar » (« plus célèbre que connu »). Constat logique qui perdure encore, puisque malgré sa réputation de grand film, il n’en reste pas moins qu’il fut longtemps invisible. D’où l’importance du travail de restauration et de distribution de ces petites pépites vouées à l’oubli par nos chers distributeurs indépendants (ici Les Films du Camélia, on le rappelle), pour avoir la chance d'apporter un oeil neuf sur ces oeuvres et faire perdurer leur mémoire.

Harry Plotnick seul contre tous a d’ailleurs failli de peu tomber dans l’oubli, si ce n’est disparaître ; ce deuxième long-métrage de fiction réalisé par Roemer est en fait le troisième à être sorti au cinéma, pour la simple et bonne raison qu’aucun distributeur n’en voulait. En effet, malgré le petit succès de Nothing but a man, le passage à la comédie de Roemer en 1970 ne semble pas convaincre, et ce dernier n’insiste pas plus. Presque vingt ans plus tard, alors qu’il transférait ses films sur bande vidéo pour les offrir à ses enfants, il observe un technicien rire devant les images d’Harry Plotnick, et redonne une chance à son film en l’envoyant en festivals. C’est donc en 1989 que celui-ci est finalement distribué pour rencontrer à son tour un petit succès. Restant peut-être le plus faible de ses fictions longues, Harry Plotnick demeure une comédie cynique de très bonne facture, où Roemer puise une nouvelle fois dans son expérience personnelle pour parler du traitement des minorités aux Etats-Unis. Il est question ici d’un petit voleur juif, vivant dans un quartier dont les habitants sont principalement hispaniques ou afro-américains, et qui va faire de son mieux pour vivre comme le gangster qu’il aimerait être, afin de sortir de sa situation précaire. Le ton est ici beaucoup plus léger, avec un personnage maladroit qui vogue d’une situation catastrophique à une autre, portant en lui l’héritage des screwball comedies hollywoodiennes. Malgré ce changement de registre, certains motifs de réalisation persistent, notamment des cadrages très serrés sur les personnages, principaux vecteurs de l’empathie et de l’investissement du spectateur, et qui semblent donc nous être présentés de très près et sous tous les angles pour mieux nous transmettre ce qu’ils représentent de toute une communauté.

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Nothing But a Man (1964) - Michael Roemer

Pour terminer ce petit tour d’horizon des films de Roemer, dirigeons nous vers un film réalisé quatorze ans après Harry Plotnick mais sorti au cinéma cinq ans avant celui-ci : Vengeance is Mine. Un objet détonnant dans sa (courte) filmographie, ne serait-ce que parce que c’est en couleur, par le recentrage sur quelques personnages rendant l’ambiance très intimiste, là où Nothing but a man ou Harry Plotnick dressent un portrait universel à travers celui d’un individu. Jo rentre pour des raisons plus ou moins claires à Rhode Island où elle a passé une enfance peu heureuse, peut-être pour échapper à quelque chose ou pour retrouver quelque chose d’autre… Cette femme énigmatique, qui ne semble répondre à d’autre volonté que celle du hasard, se lie d’amitié avec sa voisine, mère d’une petite fille en instance de divorce au comportement très impulsif. Une intrigue simple, se déroulant sur près de deux heures dans un récit atmosphérique qui, derrière le calme apparent de sa mise en scène et son rythme assez lent, regorge d’une densité impressionnante de questions existentielles et sociales. L’émancipation de la femme, le divorce, le deuil, la maternité, la maladie psychiatrique… aucune des perches lancées au spectateur pour amorcer une réflexion ne l'est au hasard, et, même s’il ne prétend pas répondre à toutes les questions, il prend le temps d’aborder avec subtilité chacun de ces points.
La pathologie de Donna par exemple — qui n’est jamais nommée, mais semble être de la bipolarité —, nous plonge dans un malaise constant face à ses actions tantôt touchantes, tantôt incompréhensibles, et est en cela un reflet pertinent de notre attitude face aux personnes touchées par des problématiques psychiatriques dans notre société. La conclusion agit alors comme une catharsis tant pour sa protagoniste que pour le spectateur, qui peut enfin laisser échapper un souffle qu’il ne savait même pas qu’il retenait.

D’une certaine manière, Vengeance is Mine renvoie directement à Hal Hartley, autre réalisateur américain trop oublié, et en particulier à sa « Trilogie Long Island » — également distribuée par Les Films du Camélia lors de sa restauration —, comprenant L’incroyable vérité, Trust et Simple Men. Des films d’une grande douceur et simplicité, dont la finesse d’écriture et les personnages marginaux sont le témoin de la mentalité d’une époque, d’un endroit, et nous laissent en tête des pensées qui s’installent insidieusement dans nos esprits pour nous marquer bien longtemps après notre visionnage.

Evidemment, il y aurait de quoi s’interroger sur le caractère éparse de la carrière de Roemer, ou réfléchir plus en profondeur sur les raisons de ce contraste entre de très belles critiques et un manque de reconnaissance du public. Cela dit, profitons simplement de cette belle opportunité de découvrir son oeuvre singulière au cinéma, en remerciant ces chercheurs d’or que sont les distributeurs de patrimoine d’être à l’avant garde de notre cinéphilie.


Pauline Jannon


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Vengeance is Mine (1984) - Michael Roemer