Mani Kaul, la face cachée du cinéma indien

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Par Super Seven

le 19/01/2023
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Dans l’aventure sinueuse qu’est le cinéma, et plus précisément notre rapport à celui-ci, certaines découvertes sont plus étranges que d’autres. Celle de la filmographie, du moins un fragment de celle-ci, de Mani Kaul – cinéaste indien disciple de Ritwik Ghatak et contemporain, bien que beaucoup plus jeune, de Satyajit Ray – en fait partie. Étrange découverte en un premier sens, puisque finalement tardive ; ses films ont été mis en avant à l’heure de leur sortie par certains de nos critiques comme Serge Daney ou Nicolas Saada, mais sont demeurés très confidentiels, pour ne pas dire oubliés, jusqu’à cet événement – osons le terme ! – opéré par Ed Distribution qui offre à voir quatre de ses œuvres les plus connues : Uski Roti (1969), Un jour avant la saison des pluies (1971), Duvidha (1973) et Nazar (1990).

Formes mystérieuses

Étrange est aussi l’expérience de visionnage, sorte de douloureuse hypnose où la lenteur extrême est contrebalancée par la puissance absolue des images. Mani Kaul a beau avoir étudié sous la houlette de Ghatak, son cinéma n’en est pas moins profondément européen, en témoigne ses deux influences majeures que sont Robert Bresson et Sergueï Paradjanov. L’admiration pour le premier explose dès Uski Roti, son premier long et déjà manifeste de la richesse de l’œuvre à venir. Notez ainsi, dès les premiers instants la pureté des plans de feuillages et de nature gonflée par la sécheresse du montage qui annonce le rapport au geste. Car Kaul est de ces précieux cinéastes qui scrutent, décortiquent, extraient l’essence de la moindre chose, du mouvement le plus infime pour lui accorder sa place essentielle dans sa propre cosmogonie.

Son univers est celui de femmes devant trouver un moyen d’exister dans un monde fait pour les hommes. Un fil rouge qui traverse les différents films de cette rétrospective, sans jamais tomber dans la redite. Surtout, il sonde un mystère latent, qu’il laisse exister et planer pour mieux nous envoûter et nous questionner. Qu’est-ce qui, par exemple, justifie les éternelles attentes de ces femmes souvent délaissées par des hommes égoïstes ? De cette simple interrogation, le cinéma de Mani Kaul tisse une toile aux multiples branches, toutes passionnantes, sur la condition féminine. Il s’agit de la persévérance dans Uski Roti, de la décision dans Duvidha, de la patience dans Un jour avant la saison des pluies et de la libération, par la mort, dans Nazar.

Pour revenir sur cette première tentative, il convient de mettre en avant ce qui la rend potentiellement rude, pour ne pas dire déroutante, à savoir sa narration. Si ses films s’ancrent dans la réalité de la société indienne, et des microcosmes qu’il dépeint – à travers une imagerie quasi-documentaire –, Kaul n’a de cesse de « refuser » le récit, de le fragmenter, le casser, pour mieux lui donner un sens. Dès lors, ce déséquilibre frappant dans Uski Roti, où l’on ne sait jamais vraiment où nous en sommes, agit magiquement comme un transfert entre notre état de spectateur du film et celui de la protagoniste, elle-même spectatrice et passive face à une relation dont elle est victime ; elle doit apporter chaque jour son pain quotidien à son mari, conducteur de bus, qui ne rentre au bercail que quand il le souhaite, préférant souvent s’adonner aux jeux ou à l’adultère. Ce jeu de cassures, par le montage, de lenteur du rythme est repris dans Duvidha – traduisible par « Le dilemme » – dans lequel Kaul fige son récit par des inserts photographiques venant créer une dualité troublante dans les sources d’images, allant de pair avec la réflexion sur cette femme ayant choisi d’entamer une relation avec un esprit prenant la forme de son mari, pendant que celui-ci, le vrai, l’a abandonné pour gagner de l’argent pendant cinq ans.

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Éternelles attentes

C’est que, chez Kaul, le temps est au cœur de la conception cinématographique. Il faut le vivre, le ressentir et c’est là le rôle du cinéma, « chose de la réalité » pour reprendre l’adage de Bazin. Ainsi, aux journées interminables et intérieures – presque silencieuses – de Uski Roti, succèdent les scènes d’unité de temps et de lieu d’Un jour avant la saison des pluies, compressées et condensées par des ellipses invisibles. Ici, plus encore que précédemment, Kaul reprend Bresson ; de la diction monocorde aux visages filmés avec une grâce surréelle, rappelant même, par quelques élans de compositions, certains plans de Bergman. De ce film bavard et dense, reprenant la vie du poète Kâlidâsa d’après une pièce de Mohan Rakesh, il tire une exploration des tourments intérieurs d’une jeune femme, Malika, éprise de l’écrivain mais condamnée à l’attendre, lui qui est sollicité par la cour royale. Jouant du hors champ, d’où émergent les voix de la mère malade, des éclats de joie du village alentour ou des interventions d’autres personnages plus mystérieux les uns que les autres, Un jour avant la saison des pluies marque par la poésie du verbe et des corps, qui s’entremêlent dans une cabane en décomposition progressive alors que survit un espoir, pour Malika, de voir son rêve le plus cher se réaliser. La puissance mentale de la mise en scène de Kaul trouve un premier paroxysme dans l’ultime scène du film, voyant les deux amants enfin se réunir bien que Malika doive révéler avoir eu un enfant – apparemment fruit d’un rapport non consenti – pendant sa longue attente du poète. Cette intervention quasi surnaturelle de l’être aimé atteste de l’appétence pour le fantastique, qui trouve son expression la plus folle et affirmée dans Duvidha.

L’attente par la femme trouve ici un écho dans l’envie d’un esprit de séduire cette dernière. Toutefois, là où Duvidha gagne en intérêt, la ruse n’est jamais dissimulée, faisant de l’acceptation consciente par la femme de celle-ci la seule véritable énigme. Revenant à une formule plus silencieuse mais jouant pour la première fois de couleurs, Kaul offre à voir de véritables tableaux éblouissants mettant en exergue les gestes (les personnes venant chercher à manger ou la récolte quotidienne des sous par l’esprit déguisé) et visages ; il y a dans la découverte de la mariée, par son léger lever de voile, une poésie extraordinaire, doublée d’une intensité proche de celle ressentie face à la révélation d’une peinture de Botticelli. Plus encore que dans Uski Roti – et grâce à l’utilisation déjà mentionnée des images fixes –, il sculpte le temps et inscrit la femme dans une situation d’attente, de mesure dont elle doit essayer de se libérer, n’étant pas sans rappeler – dans un registre tout autre – les saillies visuelles de Paradjanov et son Sayat Nova, mais aussi, par sa manière de sonder silencieusement les yeux, les mains, parfois de manière chaotique, il renvoie à l’ère du muet, à un cinéma naissant, faisant de chaque nouvelle image une heureuse épiphanie.

C’est pourquoi il est difficile de ne pas être déçu face à Nazar, dernière proposition du lot. Loin de rater son essai, et il a d’ailleurs l’audace d’opérer un changement de regard – il s’agit là d’un récit du point de vue masculin sur l’absence féminine –, Kaul perd la part de mystère qui fait le charme de son cinéma. Ici, tout est trop rapidement compréhensible, la jeune femme a décidé de se donner la mort pour se libérer d’une relation oppressante avec cet homme plus vieux qui se lamente désormais, et les ressorts de narration cassée fonctionnent moins efficacement, pire ils lassent. La poésie demeure cependant, dans un travail de caméra lancinant qui joue des décors contemporains, les intérieurs d’un appartement et de la boutique d’antiquités de l’homme, pour développer une mélancolie spectrale et urbaine, nouvelle pierre d’un édifice cinématographique déjà imposant. Mani Kaul est sans nul doute un architecte du mystère, dont le secret – trop bien gardé jusqu’alors – mérite d’éclater au grand jour.


Elie Bartin


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