Rencontre avec Bertrand Mandico - Partie 3

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Par Super Seven

le 26/11/2023


« Les films prédisent toujours ce qu’ils vont devenir. »


S7 : Avec le segment de Nathalie Richard, on vous sent passionné par la matière qui bout, le corps même de l’artiste qui transite d’un état à un autre. Faut il y voir le symbole de votre propre mutation ?

B.M. : Je ne la vois pas comme ça, il y a une idée de passation dans cette séquence, mais ça voudrait dire que j’en aurais fini avec mon cinéma, que ce serait aux autres de prendre le relai. Pour moi, à ce moment-là, Conann contamine, devient un virus. C’est peut-être comme faire de nouveaux films, contaminer le cinéma, je ne sais pas (rires). J’analyse parce que les films contiennent toujours des prédictions de ce qu’ils sont, de ce qu’ils vont devenir, de ce que va devenir leur auteur. Titane, je crois, contenait sa Palme dans son récit, je voyais tout à fait ça. Ça fonctionne souvent, comme Yannick contient dans son propos la prise en otage des spectateurs qui vont finir par adhérer. Les films marquants contiennent souvent dans leur discours et leur dispositif leur propre destin. Je n’ai peut-être pas assez de recul sur Conann pour analyser ça.

S7 : Vous citez Dupieux, Ducournau. Avec lesquels de vos contemporains vous sentez-vous proche dans le geste ?

B.M. : Yann Gonzales, de façon évidente. On est amis, mais ça ne change rien, on pourrait ne pas l’être. Dans le rapport à la forme, il y a quelque chose qui nous lie, même si on ne raconte pas du tout les mêmes histoires, peut-être de moins en moins d’ailleurs, mais il y a des croisements. Après, Poggi et Vinel, ils sont d’un mélange d’autres cultures, du jeu vidéo, mais venant de l’animation moi-même, il y a des choses qui se recoupent, il y a aussi une connivence. Ce n’est pas pour rien qu’on a fait tous les trois un manifeste [Manifeste « Flamme », 2018]. Sinon, je suis toujours très curieux de ce que propose Charlie Kaufmann. Quand Dans la peau de John Malkovich, qu’il a écrit et qu’a réalisé Spike Jonze, est arrivé sur les écrans, c’était quelque chose d’assez révolutionnaire. Toutes les adaptations de ses scénarii n’ont pas bien vieilli, mais ce qu’il fait lui, par rapport à ses propres idées, je trouve ça assez intéressant. Ari Aster, également, est passionnant dans les très contemporains. Sinon, je suis tout le temps en train de fouiller dans le passé. En ce moment je revois pas mal de Duras, c’est très différent.

S7 : On a parlé de toutes vos actrices récurrentes qui reviennent – Nathalie Richard, Agata Buzek, Elina Löwensohn bien sûr. Dans ce grand défilé d’actrices, comment continuez-vous à travailler avec celles qui sont chez vous comme chez elles ?

B.M. : En essayant de leur proposer des rôles différents à chaque fois. Ce qui m’intéresse c’est de les surprendre, de me surprendre moi-même, de jouer avec elles. Je connais leur capacité et leur talent immense à incarner plein de personnages, et donc ce qui m’intéresse c’est de les amener ailleurs. Après il y a un vrai confort parce qu’on se connaît, donc on peut aller plus facilement droit au but quand on travaille ensemble et c’est excitant. Mais j’aime bien aussi ouvrir à de nouvelles actrices, à de nouvelles collaborations, c’est important pour moi. La seule pour laquelle j’ai dérogé à ma règle c’est Agata Buzek, à qui j’ai proposé un personnage très proche de KateBush [la sorcière maléfique d’After Blue], voire pire que KateBush. Ce que j’aimerais maintenant, ce serait de proposer à Agata un personnage extrêmement doux, très docile, presque une victime. J’ai manqué à ma règle mais elle est tellement géniale en Conann glaçante de 45 ans, j’aurais eu tort de m’en priver.


S7 : Et toutes ces nouvelles venues dans votre univers, comment les avez-vous choisies et découvertes ?

B.M. : Claire Duburcq avait un petit rôle dans After Blue, elle m’avait marqué et je voulais retravailler avec elle. Christa Théret, je la connaissais des films qu’elle avait faits, Sandra Parfait je ne la connaissais pas, et c’est Kris Portier de Bellair, la directrice de casting avec qui je travaille depuis toujours, qui m’a proposé ces deux actrices, qui collaient parfaitement aux personnages que j’avais en tête et que j’avais écrits. La Conann de 25 ans je dois avouer que je la cherchais beaucoup. C’était un personnage très complexe, peut-être le plus complexe de toutes. Celle de 15 ans, elle subit, elle se venge. Celle de 25, elle est devenue l’instrument de Rainer, elle est dans la vengeance mais aussi dans le doute, toutes les ambiguïtés d’un personnage de 25 ans, tel que je me figure cette décennie-là. Et aussi, dans sa définition, par rapport à ce qu’elle est, ou ce qu’il est. C’est un personnage non-genré et c’était très important pour moi d’avoir une actrice qui soit en adéquation avec la personnalité de ma Conann, de mon Conann, puisqu’il se fait appeler « il » dans le film. Christa était à un moment de sa vie où ses interrogations, ce qu’elle avait envie de faire et de ne plus faire, correspondaient vraiment au personnage. Elle a cette fragilité, ce doute et cette puissance qui fait que ça collait parfaitement à ce / cette Conann qui porte tout ça en elle / en lui. C’était le segment qui me faisait le plus flipper, parce que c’est le plus conceptuel, c’est celui où, tout d’un coup, Conann va passer dans le monde des morts, dans un monde de mythologie, le temps va être suspendu. Elle va découvrir une faille temporelle où celle qu’elle veut tuer s’adonne à un rite hyper bizarre avec l’équivalent d’un dragon, qui est cette voiture. Elle est déjà en amour avec celle qu’elle va devenir. On est dans l’imbroglio mythologique avec des nœuds temporels pas possibles et avec toutes les ambiguïtés que ça comporte. Il fallait qu’on y croie. C’était le truc le plus risqué pour le film. Et après, pour la Conann de 35 ans, je voulais quelqu’un qui déborde de vie, qui prenne la vie à bras le corps, qui puisse jouer en anglais sans qu’on se dise « tiens une petite française qui essaie de jouer en anglais », qu’on y croie, qu’il y ait cette énergie très forte etc. Sandra était l’incarnation parfaite de cette Conann là, la plus optimiste et la plus saine, tout en se trahissant à la fin. C’était une évidence quand on a fait les essais avec Sandra, elle en voulait tellement, elle était tellement le personnage.

S7 : Sans oublier Françoise Brion !

B.M. : Françoise Brion, bien sûr, merci ! C’est différent, c’est une actrice que je ne connaissais pas mais dont je connaissais le travail depuis très longtemps. C’est quelqu’un qui m’avait vraiment tapé dans l’œil par tout ce qu’elle avait fait, tout ce qu’elle avait traversé. Une actrice très discrète, qui s’était retirée du métier dans les années 80. C’est Alexandra Stewart qui, au détour d’une conversation, sur After Blue, m’a dit : « mais toi tu devrais travailler avec Françoise ! C’est une amie, on s’appelle régulièrement. » Je ne savais pas que Françoise était toujours en France, toujours là. Donc au moment de Conann, Françoise Brion c’était évident. Alexandra m’a donné son contact, il a fallu la convaincre, car elle ne voulait plus retourner dans un film. Je lui ai fait lire le scénario, je lui ai proposé de voir mes films mais elle m’a dit non. Elle préférait ne pas voir, ça lui suffisait de me rencontrer et de lire ce que j’avais écrit et qui lui plaisait beaucoup. Puis elle m’a fait confiance et elle a plongé dans le film avec de double rôle : la Reine sur son trône et la morte qui a perdu ses souvenirs dans sa damnation. C’était une figure très importante. Elle a traversé le cinéma, elle est de la promotion du Conservatoire de Belmondo, Jean-Pierre Marielle, Françoise Fabian etc. C’est quelqu’un qui a une double nationalité, elle est franco-américaine. Elle a grandi aux États-Unis, elle me raconte avoir vu Franck Sinatra en première partie d’une séance de film, qui venait chanter, ça l’avait vachement marquée. Quand elle était petite, elle était très proche du fils de Buñuel. Puis elle a été la femme de Jacques Doniol-Valcroze donc elle a connu les Cahiers du Cinéma. Elle a une mémoire de cette histoire du cinéma, elle a rencontré beaucoup de gens. C’est quelqu’un qui ne se met pas en avant, qui n’en fait pas des tonnes avec ça. Pourtant elle aurait de quoi en faire. Hyper belle, ultra classe, très précise dans le jeu. J’ai vraiment adoré travailler avec elle.

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S7 : Comme avec vos actrices, vous travaillez toujours avec Pierre Desprats, votre compositeur. Après tant de films, y a-t-il une mécanique de travail qui commence à opérer ou est-ce une redécouverte à chaque film ?

B.M. : Sur Les garçons sauvages on s’est découverts, c’était l’adaptation de sa musique à ce que j’avais mis en place. After Blue, on se connaissait, et c’était une sorte de carte blanche. Ce n’est jamais vraiment une carte blanche, mais à partir de ce que je voulais, il m’a fourni des musiques qu’on a retravaillées. C’était un grand flux musical, quelque chose d’assez opératique. Sur Conann, on avait commencé à travailler sur le spectacle, il avait produit des musiques plus pop, qui correspondaient au spectacle, mais au moment du long-métrage je lui ai dit : « oublie tout ce que tu as fait, on va repartir à zéro. Je veux être en rupture totale avec toutes les manies musicales qui peuvent être associées à notre travail ensemble, je veux totalement les casser. Je vais t’interdire de chanter comme tu as pu le faire dans After Blue ou Les garçons sauvages. Je veux beaucoup de percussions. ». J’ai mis en place d’abord une musique provisoire, faite de fragments que je suis allé piocher à droite et à gauche, pour lui donner la direction. Pour lui, ça a été dur parce que je l’entraînais vers des choses très radicales, des choses musicales qu’il n’avait pas encore faites, des styles musicaux qu’il n’avait pas encore explorés. Moi j’étais hyper rigide sur ce que je voulais. Une musique qui soit présente sans trop prendre les devants, beaucoup de percussions, des choses qui renvoient à la musique ethnique, du rap. Pour la chanson du destin, quelque chose de très variété des années 60. Par ailleurs, des choses qui sont plus de la musique minimaliste, qui vont chercher aussi du côté de Kurosawa. C’était en rupture totale avec tout ce qu’on avait fait jusque-là. Ça a été dur, le plus dur pour Pierre et pour moi, parce que je ne lâchais pas l’affaire et je le poussais à aller toujours plus loin. Il avait besoin de comprendre quel était le concept du film. Il avait l’impression de faire un pot-pourri musical qui n’avait pas de cohérence. Une fois que c’était fini il a vu la cohérence, mais sur le moment il me disait que ça partait dans tous les sens. Je lui répétais « Non, ça va marcher, mais pour ça il faut toujours être dans la rupture musicale ». Tout a été conçu à la post-production. Pendant un moment, ça a été dur pour lui car il n'avait pas vu le montage et moi j’avais besoin de maquetter la musique en n’utilisant aucune musique de Pierre. J’ai fait une maquette en allant uniquement chercher des musiques ailleurs, pour lui dire d’aller chercher cette couleur-ci, cette couleur-là… « et que tu casses ton style. Parce que tu fais des musiques de film, et une musique de film c’est une musique au service d’un film. ». Et Conann c’est un jeu d’exercice de style sur son propre style, puisque Pierre a un style, et un talent fou, mais c’était très important pour moi de l’amener ailleurs… et pas forcément vers des choses qu’il aime, des choses qui ne sont pas dans ses goûts. Mes références, parfois, le faisaient bondir. Il me disait « mais je n’aime pas du tout ! ». Je répondais « OK, mais rends-le aimable parce que c’est ce que je veux ! ».

S7 : C’est la première fois que vous travaillez avec Nicolas Éveilleau comme directeur de la photographie. Or on sent une ligne artistique extrêmement précise, même quand vous changez de chef opérateur, vous cadrez d’ailleurs vous-même. Comment travaillez-vous la matière sur le plateau avec vos collaborateurs, pour « faire du Mandico » ?

B.M. : Nicolas m’a observé au travail pendant longtemps car il était aux premières loges à mes côtés comme assistant caméra. Un jour il m’a dit qu’il aimerait passer chef op, que ça l’amuserait de faire un court-métrage avec moi. Pascale Granel ne pouvait pas faire Conann, un autre chef op s’était engagé puis s’est désisté. J’ai proposé à Nicolas de prendre la balle au bond sur Rainer, pour commencer, puis j’ai trouvé génial ce qu’il avait fait donc je lui ai dit « on enchaîne avec Conann, bien sûr, tu vas passer directement au long ! ». Il avait à la fois son expérience d’assistant, ayant observé beaucoup de chef opérateurs, et donc quelque chose d’assez rapide dans sa façon de faire, puis il connaissait aussi mes goûts et mes manies de photo, mon rapport au contre-jour etc. On a discuté, il m’a fait des propositions en amont de références photographiques, on a affiné et sur le moment, la lumière s’est imposée. C’est des échanges en amont, et il sait quels types de lumière j’aime, ce qui me touche, on a pu sculpter Conann comme ça.

S7 : Sur ce pan technique, le découpage, on voit beaucoup de plan-séquence, beaucoup de grue, des choses qu’on voyait moins dans vos autres films.

B.M. : Le découpage c’est un plaisir solitaire. Là, j’avais un cahier des charges très particulier. J’avais ce film ambitieux et des producteurs qui me disaient qu’on n’avait pas assez d’argent pour tourner 8 semaines en nuit. J’ai eu 5 semaines, ce qui était vraiment tout petit pour un film comme ça. J’ai dit OK pour 5 semaines, dans ce cas je fais tout à la grue. J’avais déjà commencé à travailler à la grue sur After Blue, sur les séquences dans le monde des morts, et là j’ai pensé mon film sur un dispositif de placement de rails avec des mouvements de grue sur une journée, en sachant qu’on ne peut pas casser ce rail, donc il fallait voir comment tirer parti du dispositif pour tourner dans tous les sens mes séquences. Et préférant être dans des plans-séquence, ou des séquences peu découpées pour garder la dynamique de jeu, travailler, solutionner ma mise en scène autrement. La mise en scène a évolué naturellement sur ce film.

S7 : La continuité du plan-séquence, c’est pour permuter l’émotion théâtrale dont part Conann ?

B.M. : Non, pas du tout. Pour moi, la théâtralité nous empêche de tournoyer. Au contraire, la grue permet de faire tout sauf du théâtre. Comme on était en enfer, il fallait qu’on ne voie quasiment pas le ciel, qu’on soit plutôt en plongée qu’en contre-plongée. Les garçons sauvages, c’est un film qui est plutôt en contre-plongée, After Blue plutôt horizontal et Conann plutôt en plongée. Et donc il y avait cette idée de mouvement, d’élévation au-dessus des personnages, des personnages écrasés par leur destin, quelque chose d’assez étouffant. Si théâtralité il y a, c’est dans le rapport au jeu. Mais le jeu et les dialogues ce n’est pas propre au théâtre. En tout cas, c’est mon film le plus bavard. Il y avait de longs dialogues que j’ai travaillés avec les actrices. Alors je voulais découper le moins possible, éviter les champs-contrechamps. Par exemple la scène dans l’appartement de Conann à New York, c’est finalement une scène que j’ai très peu découpée. J’ai essayé de garder des dynamiques de jeu et de garder des pivots, des moments où je vais passer à une autre valeur. C’est quelque chose que j’avais plus ou moins storyboardé mais j’ai préféré oublier mon storyboard, je me suis laissé porter par une mise scène sur place. Je faisais mon découpage direct, je disais : « On va s’arrêter là, reprendre une poignée, reprendre à cet axe ». Je faisais mon montage presque en direct.

S7 : Et vous vous êtes senti libre malgré tout au montage ?

B.M. : Il n’y avait pas de gras, dans un cas comme ça il n’y a pas 36 possibilités de montage. Mais le choix des prises, l’équilibre, enlever des séquences forcément c’est très important aussi. C’est plus sur la morte et la Reine que j’ai bataillé. Ça a été tourné en deux temps, car le champ et le contre-champ sont avec la même actrice – là il y avait une idée de champ-contrechamp pour le coup. Il fallait présenter le principe, ne pas être trop répétitif, qu’on comprenne tout, c’était plus de la dentelle à monter ça, pour trouver l’équilibre des allers-retours. Il faut dire que toute la partie Françoise Brion c’est deux jours de tournage. C’est très peu et pourtant elle est omniprésente à l’écran ! Mais tout était comme ça dans ce film, tout était assez serré.


Propos recueillis par Victor Lepesant


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Conann - Au cinéma le 29 novembre 2023