Rencontre avec Bertrand Mandico - Partie 2

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Par Super Seven

le 19/11/2023


"Je crois à la force du symbole"


S7 : On parlait précédemment de vos courts, or le long-métrage Conann fonctionne comme un seul bloc mais aussi par segment, avec un tempo analogue au court.

B.M. : Oui, il a des chapitres distincts, avec des séquences qui atteignent toutes leur paroxysme et qui concentrent à chaque fois un univers à part entière, une époque à part entière. Les segments de Conann, c’est aller à l’essentiel dans chaque époque, trouver un instant T, dans le New York des années 90, dans le monde en guerre, pour raconter en très peu de temps quelque chose de très intense et qui ellipse tous les avants et tous les après.

S7 : Les garçons sauvages est un film au passé et After Blue, un film au futur. Ici vous vous amusez à tout dé-raccorder, le temps est tout à fait fluide, abstrait.

B.M. : Les garçons sauvages et After Blue sont des films épiques, des récits d’aventure, où les personnages vont d’un point A à un point B. Pour le premier, ça passe par un récit initiatique jusqu’à une transformation, une métamorphose, une révélation. After Blue c’est un récit picaresque, les personnages ont une quête et vont faire des rencontres sur leur chemin. On est sur quelque chose de très linéaire. En revanche avec Conann, j’ai essayé de travailler sur un récit qui était en rupture avec ce que j’avais pu faire jusque-là, et avoir cette audace qui est de raconter une histoire d’un personnage sur toute sa vie, mais aussi sur plein d’époques comme si ce personnage traversait le temps. Cela fait comme une histoire de l’humanité, avec ce que ça comporte de points de vue objectifs et subjectifs, dans cette grande fresque tout en ayant les moyens d’un film d’auteur traditionnel. Ça m’intéressait de me lancer dans cette entreprise un peu mégalo, mais je devais absolument synthétiser, par segment, trouver le cœur de ce qui devait se passer dans les différentes vies de cette Conann et c’est comme ça que j’ai construit le récit. Aussi, en partant du principe que les spectateurs ont tout vu – séries, longs-métrages –, sont habitués à tous les formats scénaristiques, et peuvent anticiper tous les scénarii, tout ce qu’on leur montre. L’idée était de pouvoir les surprendre. Ne pas les perdre mais les surprendre.

S7 : L’idée de barbarie, le grand concept qui irrigue Conann, semble faire écho à ce geste un peu anarchique de narration. C’est ce que vous aviez en tête en pensant cette forme ?

B.M. : Je voulais faire un état des lieux de la barbarie et avoir un éventail assez large, et donc traverser les époques, montrer la sophistication de la barbarie à mesure que les époques avancent. Je me suis dit que j’allais partir de la figure antique, l’origine du mal, trouver un archétype avec ces épées, bien que j’aie plus cherché du côté de Fritz Lang que de John Milius. Ensuite, une partie plus liée à la mythologie, plus sous l’influence de Cocteau, et à partir de là être totalement en rupture, faire le grand saut et partir dans des époques beaucoup plus contemporaines : aller vers un milieu urbain beau mais aussi un peu destroy, jusqu’à un XXème siècle guerrier ultra-sauvage, qui pourrait être le paroxysme de la barbarie. Mais j’ai cherché à aller plus loin, dans le futur, sur les ruines du monde, avec des artistes corrompus, qui pensent pouvoir tout avaler et qui vont empoisonner leur art en mangeant l’argent sale.

S7 : Il y a toujours une tension entre l’acte créateur et une barbarie très politique, si l’on pense au segment d’Agata Buzek…

B.M. : Oui, pour la première fois je suis très frontal par rapport à l’actualité. Je suis comme tout le monde, je réagis, il y a des choses qui me débectent. Quant à votre question, je voulais faire un film qui tranche c’est vrai. J’avais des films qui coulaient et là je voulais trancher. Et en même temps, j’ai essayé d’avoir une cohérence esthétique entre les époques, des récurrences, travailler sur des camaïeux, sur des matières. Un décor global, une grande usine qui contenait tout, donc il y a une certaine homogénéité dans le tout. Le noir et blanc qui lie tout ça aussi. Puis le dispositif de mise en scène : de grands mouvements de caméra qui vont englober les séquences. Dans un rapport plus frontal à la barbarie, quand Agata Buzek tue l’Europe, quand elle tient ce discours sur les corrompus qui lui tournent autour et se baignent dans le sang, tue tout le monde en devenant l’ange maudit de l’histoire, on est dans un commentaire du monde dans lequel on est, le monde en guerre, et en même temps dans le symbole, car je crois à la force du symbole et, je reviens à ce mot, ce besoin de synthétiser en l’incarnant dans une double séquence qui raconte tout ce que je veux raconter plutôt que passer par une très longue histoire qui n’en finirait pas pour raconter la même chose.

S7 : L’utilisation du noir et blanc, et son dialogue avec la couleur, ne semble pas régi par une règle narrative particulièrement stricte, c’est pour aller vers la texture ?

B.M. : Le noir et blanc me sert de guide pour raccorder toutes ces séquences, même s’il y a des incursions de la couleur dans le film. C’est aussi un dispositif économique, pour plus facilement contrôler l’imagerie. Le film est quand même nocturne à 99% donc le noir et blanc c’est surtout de la lumière qui émerge de l’obscurité dans ce film, et non l’inverse.

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S7 : Votre cinéma n’a jamais craint la référence, mais ici plus que jamais, vous semblez vous amuser à des citations juxtaposées, trouver comment raccorder Max Ophuls avec Joe d’Amato à chaque segment.

B.M. : Je ne peux pas faire semblant d’être amnésique et de ne pas me souvenir des films que j’ai vus. Je cite des films que j’aime, que je respecte, des grands auteurs. C’est la moindre des choses de convoquer et d’assumer les auteurs qu’on convoque. Quand j’écris, je ne pense pas du tout aux films que j’ai vus, c’est au moment de mettre en scène, au moment où j’analyse mon propre récit, que je commence à voir des similitudes, des familiarités avec certains films. Max Ophuls, c’est sûr que c’était dès le départ parce que c’est la structure de Lola Montes que j’ai repris et adapté. Lola Montes c’est une damnée, une âme damnée dans un cirque, qui va raconter sa vie de courtisane avec son mentor, le Monsieur Loyal joué par Peter Ustinov, qui est l’alter ego de Rainer. C’est vraiment le film qui m’a nourri d’un point de vue structurel. Je pourrais prendre le Casanova de Fellini, qui est un film fragmenté, d’un personnage qui se raconte sur plusieurs époques. Puis quand je travaille sur la mise en scène, sur la stylisation, il y a des références qui émanent et que je vais donner aux gens avec qui je travaille… ou pas du tout, parfois je les garde pour moi. Dans un troisième temps, il y a celles que je constate une fois que le film est fini. Je peux me dire que j’ai fait ressurgir tel film ou tel autre, comme un cinéphile qui analyse le film de quelqu’un d’autre. J’assume ça parce que je les ai vus et je dois dire que c’est vrai, il y a de ça. Je parlais de Fritz Lang pour la période antique, mais il y a aussi Kaneto Shindo, Onibaba, des films qui m’ont vachement marqué. Après, Cocteau pour la partie plus mythologique, mais aussi Coppola avec Rumble Fish, The Addiction de Ferrara, Requiem pour un massacre de Klimov pour la partie guerrière avec Agata Buszek. Puis pour le final, j’ai pensé forcément à Greenaway. C’est comme si je commençais mon film là où Greenaway finit Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, et Buñuel et Ferreri dans le côté grande farce, mais aussi avec un dispositif de mise en scène assez différent par rapport à ces grands cinéastes que j’ai cités. Les scènes de repas ont été filmées un milliard de fois, je m’interrogeais sur comment renouveler le filmage des scènes de repas donc j’ai mis en place un dispositif pour éviter le champ-contrechamp, qui est souvent la figure imposée des repas. Je ne suis que dans des enroulés latéraux avec différentes valeurs.

S7 : Il y a aussi ce personnage de Rainer, qui cristallise ce cinéma très référencé, le prénom d’un certain cinéaste allemand, un appareil photo et des poses à la Blow Up, tout un outillage mythologique, qui dépasse la référence cinématographique.

B.M. : Rainer c’est bien sûr une référence à Fassbinder, jusque dans sa silhouette avec son cuir. C’est un cinéaste très important pour moi, un modèle, de plus en plus d’ailleurs. C’était important d’avoir Fassbinder face à ses démons. Je ne vais pas me psychanalyser sur mon rapport à Fassbinder mais je voulais qu’il condense à la fois l’idée du photographe de guerre, celui qui va documenter la guerre et se repaître d’images macabres, et le photographe de mode qui, lui aussi, va se repaître de chair. C’est un personnage double de témoin-photographe. Puis, le démon, le diable, dans les films fantastiques et merveilleux français, c’est un personnage très récurrent, que ce soit dans Les visiteurs du soir, La beauté du diable, ou même la bête dans La belle et la bête. Tous les films merveilleux et fantastiques français ont utilisé ces personnages, et le pacte faustien. Aussi, à l’origine de Conan, les romans qui ont inspiré le film de Milius, il y a un personnage mythologique celte, qui s’appelait Conann avec deux N, et ce Conann là était entouré de démons, dont certains à tête de chien. Je suis parti de la source, de Conann, pour m’affranchir des bouquins et du film, pour être dans mon obsession : le comble de la barbarie, la barbarie qu’on s’inflige à nous-même, la vieillesse qui bouffe et tue la jeunesse en trahissant ses idéaux. L’idée d’un vieillissement qui va vers la traîtrise et donc vers la barbarie.

S7 : C’est une obsession qui traverse à plein d’endroits votre filmographie. Ce geste du corps d’après qui tue le corps d’avant, est-ce justement un geste synthétique ?

B.M. : Oui, j’étais très heureux quand j’ai trouvé ce concept, qui me semblait être la bonne idée du film, s’il y en a une ! C’est le renouvellement des personnages et en même temps cette idée qu’on fait peau neuve, que tous les dix ans on a une nouvelle personne qui apparaît, à la fois nous mais pas nous. Et à partir de ce concept qui n’est pas facile à faire avaler, il fallait vraiment que ça passe comme une lettre à la poste. La deuxième fois, ça devient un sac de nœuds temporel, puis après ça devient une évidence, à tel point que la Conann sait qu’une suivante va arriver donc elle se méfie, mais c’est au moment où elle s’y attend le moins qu’elle arrive. À partir de ce dispositif là j’ai pu vraiment étaler ma patte. Mais c’est vrai que c’était le concept fort du film et ce qui m’a le plus excité, c’est quand j’ai trouvé cette idée qui me semble hyper simple en réalité. C’est marrant, ça existe peut-être dans des bouquins mais je ne l’avais jamais vu.

S7 : Pendant le montage de Conann, vous nous aviez confié que vos trois longs-métrages formaient une trilogie de Dante. Les garçons sauvages pour le paradis, After Blue pour le purgatoire et Conann pour l’enfer. Une fois le dernier film fini, avez-vous toujours ce sentiment ?

B.M. : Ah oui ! J’ai le sentiment d’avoir travaillé sur une trilogie de l’imaginaire. Conann est assez différent des deux autres. Dans son côté fragmenté, dans l’ambition, dans le monde contemporain… C’est aussi un film de transition, il contient le passé, les films précédents, puis l’avenir de mon cinéma je crois. Il est à la fois celui qui conclue la trilogie et le film de transition.


Propos recueillis par Victor Lepesant


S7


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Conann - Au cinéma le 29 novembre 2023