Rencontre avec Bertrand Mandico - Partie 1

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Par Super Seven

le 08/11/2023


Où en êtes-vous Bertrand Mandico ?

[C’est par une invitation du théâtre des Amandiers, vers 2019, que tout a commencé pour le cycle Barbare de Bertrand Mandico. D’abord, le projet d’une pièce expérimentale, un Conan le barbare au féminin, sur les planches, qui mêlerait le cinéma à son dispositif : « une expérience hybride, un tournage performatif » confiait-il à France Culture. À force de confinements et de fermeture des salles de spectacle, aucune représentation live du spectacle n’est donnée, mais rien n’arrête le conteur prolifique des Garçons sauvages et d’After Blue. Il se lance, avec cette matière, dans un dantesque projet en quatre films, de tous les formats. Dévoilés progressivement (à Cannes, puis à Locarno), ce cycle est un des grands événements cinématographiques de l’année. Retour sur cette aventure artistique avec le principal intéressé.]


S7 : Vous avez présenté non pas un, mais trois films sur l’univers de Conann. Tout sort le 29 novembre ?

B.M. : Ça fluctue. Ça change un peu, c’est un peu fluctuant car c’est une matière particulière. Les moyens-métrages [Nous les barbares et Rainer, a vicious dog in a skull valley, ndlr] seront à disposition pour les cinémas qui voudront les projeter le 29 novembre, en parallèle de Conann, le long-métrage. Mais le 17 décembre, sur France 2, vont passer les deux moyens-métrages, accompagnés d’un court inédit que j’ai fait pour les 75 ans de Locarno. Je vais prendre l’antenne de façon pirate, ce sera tout un programme de prise d’antenne, à la télé, avec des marionnettes. Et cet objet télévisuel, qui va faire 1h10, on va essayer de le sortir en salles ultérieurement, fin décembre. Le 29 novembre, quelques salles prendront les moyens, mais après on en fera quelque chose de plus officiel.

S7 : Pour qui aurait les trois films à sa disposition, quel chemin proposez-vous au spectateur pour découvrir ce cycle Barbare ?

B.M. : Il manque encore un film au cycle ! Mais pour le moment, c’est très simple, il faut commencer par Conann, le long-métrage qui est un film à part entière, un récit. Celui d’une barbare à travers les époques, à travers le temps, à travers ses vies. C’est ma fiction, c’est le film-phare. Autour de ce long-métrage, il y a deux moyens-métrages qui sont des films méta. Un [Nous les barbares] qui travaille sur la damnation des actrices qui étaient dans Conann, et qui va parler de la condition de l’actrice, et celui que j’avais tourné en préambule [Rainer, a vicious dog in a skull valley], qui parle d’une metteuse en scène de théâtre qui tente de mettre en scène Conann et fait un pacte diabolique. C’est comme une farce, une réflexion sur le théâtre et la création, en préambule du long-métrage. Pour moi il faut voir le long, puis les deux moyens après.

S7 : On sent avec ces deux films, Rainer en particulier comme une note d’intention pour ce qui suivra, un geste de précision à partir de chutes de pellicule.

B.M. : J’ai fictionnisé tout ce qui précède un long. Là c’était un long particulier car j’avais été invité par un théâtre, ce qui était inédit, et puis ce qui suit après un long aussi, l’état de blues, l’état des actrices. J’ai voulu accommoder les restes, comme lorsqu’on a fait un plat et qu’il y a des restes, on a envie de retravailler sur ces restes. Mais faire un travail inédit avec les actrices, c’est un texte à part qui ne peut pas s’inscrire dans le long-métrage. Et je voulais travailler le préambule, c’était quelque chose que j’avais très peu vu au cinéma. Godard a fait ça autour de Passion. : commenter, mettre en scène son propre travail à l’œuvre et créer une fiction à partir de ça.

S7 : Vous avez gardé l’habitude de beaucoup travailler la forme courte entre les longs. Même en dehors du cycle Barbare, si l’on prend The Last Cartoon ou Dead Flash, vous allez toujours vers la mise en abyme avec ces courts-métrages ; on parlait de restes, Dead Flash est composé en partie de chutes d’autres films.

B.M. : Oui, des plans non-montés, d’autres films, des fragments, que j’ai accommodés, raccordés à un film que j’avais tourné, qui était inédit. C’est une réflexion de l’ordre du bloc-notes et du cinéma de recherche par rapport à ce que sont des rushes, ce que sont des rushes non-montés, ce qu’est un film en devenir. En gros, mes films, surtout mes films courts, sont souvent des films méta qui commentent mon propre travail en train de se faire.


S7 : Pour Conann et Nous les barbares, vous aviez à disposition un grand plateau unitaire. Nous les barbares, en particulier suit la déambulation des personnages, en continu, dans ce décor en ruines. Pouvez-vous expliquer notamment son dispositif, la réalité virtuelle, que vous utilisez pour la première fois ?

B.M. : C’était une usine de sidérurgie que j’avais visité il y a quelques années. J’avais vu qu’elle pouvait contenir une quantité incroyable de décors. Les hauts fourneaux, qui étaient encore présents, me rappelaient des temples anciens. Après il y avait toute l’histoire de la sidérurgie aussi, tous ces gens qui ont travaillé là, qui ont souffert. On avait l’impression qu’ils étaient tous partis du jour au lendemain, il y avait une poussière noire permanente. C’était assez lourd, chargé d’histoire. Il y avait des parties démolies qui ressemblaient à des champs de bataille, des parties qui ressemblaient à des bunkers, d’autres qui m’évoquaient une espèce de zone newyorkaise du Bronx etc. et des proportions incroyables. C’était immense comme lieu, pour en faire le tour il fallait quasiment une journée. De là j’avais de quoi inscrire mon film, et il y a même des endroits incroyables dans lesquels je n’ai pas tourné malheureusement car je n’avais pas les séquences appropriées. Donc c’est là que j’ai tout fait. Quand il a été question de faire Nous les barbares, j’ai choisi une portion de l’usine et j’ai fait ramener tous les faux décors, tous les morceaux de montagne jusqu’à l’écran. J’ai fait comme un énorme parcours comme ça dans lequel je pouvais inscrire les récits de chaque personnage. Le dispositif de Nous les barbares est très simple : ça peut être une installation à quatre écrans, un film en réalité virtuelle ou un film segmenté. Dans sa forme installation / casque, vous avez quatre écrans autour de vous, identiques, dans lesquels se déploient quatre récits de quatre personnages qui sont dans le même lieu, qui vont se croiser les uns les autres. Les quatre segments ont la même durée, commencent au même moment, finissent au même moment, et ont la même musique, la bande-son musicale est synchrone sur les quatre. Ce sont seulement les dialogues, les actions sonorisées qui changent. Et en fonction de l’endroit où vous posez votre regard, le son de l’écran qui vous fait face prédomine par rapport aux autres. Et vous pouvez, comme ça, voyager dans les quatre récits qui s’entremêlent. Je pense qu’on fait ça la première fois qu’on le regarde. Ou alors, vous vous fixez sur un des personnages pour aller au bout de son histoire. Voilà comment ça a été pensé. La réalité virtuelle et les installations sont des choses qui m’intéressent beaucoup parce que c’est un avenir possible du cinéma, et en même temps, je pense qu’il ne faut pas se limiter à ça. Donc j’ai pensé à un film qui pouvait à la fois se décliner comme un court-métrage à chapitres, et aussi comme un film d’installation et comme un film VR. Je me suis pris la tête par rapport à ça pour aboutir sur un film en VR primitif mais intense en ce qui concerne le jeu des actrices, le récit, le fond de ce que ça raconte. Souvent, ce qui pêche dans les films de réalité virtuelle c’est le jeu des acteurs je trouve… et tout ça pour parler des actrices aussi, des actrices damnées par ces nouvelles possibilités. Ça renvoie peut-être à l’intelligence artificielle, à la fin des actrices, tout ça est contenu dans ce film-là.

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Nous les Barbares

S7 : Est-il prévu de le rendre accessible sous cette forme VR ?

B.M. : Quand il va sortir, il y aura des dispositifs proposés de casques VR pour le voir dans certains lieux. Là-dessus, ce n’est pas que je lâche l’affaire mais c’est le travail des producteurs de valoriser les films tels qu’ils ont été conçus. Ils existent sous toutes les formes. Après, la balle est dans leur camp.

S7 : Il y a toujours une pièce manquante à ce cycle Conann, qui est donc une captation de la pièce originellement prévue au théâtre des Amandiers en 2020 ?

B.M. : C’est un filmage de la pièce, je dirais ! Je n’aime pas le mot captation. C’est une adaptation en film de la pièce. C’est vraiment un film, pas de la pièce filmée. Ça s’appelle La déviante comédie, c’est un film qui doit faire autour d’1h10, en double-écran, en diptyque. On a commencé à monter, mais j’étais tellement explosé par tout ce que j’avais à faire ! J’ai dû m’arrêter sur Conann, à un moment donné, parce que je devais faire Petrouchka, qui est aussi en double-écran. C’est mon rapport à la scène finalement le double-écran… Je vais reprendre La déviante comédie plus tard. Mais quand j’ai vu les objets finis, Nous les barbares, Rainer, Conann, qui ont tous les trois un format scope 35, je me suis dit que ça suffisait pour le moment. Conann va sortir, et les deux films méta, les deux satellites, ça suffit. La déviante comédie arrivera plus tard, je vais prendre le temps de le finir. Ce n’est pas dans 10 ans, mais ce sera une autre proposition, il faut que je trouve une façon de le montrer. Car au bout d’un moment, je craignais d’asphyxier le projet à force de déployer toutes les excroissances. Ce sera dans un deuxième temps, je ne sais pas encore la vie que je vais lui donner.

S7 : Celui-là est entièrement tourné sur la scène des Amandiers ?

B.M. : Oui, comme Rainer ! Et il y a des rushs de Rainer dedans, car les rushes de Rainer venaient nourrir le spectacle. Donc par moments les actrices se regardent dans le film. C’est vraiment une mise en abyme, avec les mêmes personnages : Christophe Bier qui fait Octavia la metteuse en scène, toutes les barbares, à l’exception de Clara Benador qui joue La Vérité, qui est absente du spectacle. C’est sur une metteuse en scène qui essaie de monter Conann au théâtre, faire une comédie musicale ou un opéra, et vient commenter le jeu, les répliques des personnages etc.

S7 : Initialement, Rainer était donc tourné à destination du spectacle ?

B.M. : Oui, il devait être montré en préambule de La déviante comédie.

S7 : C’est donc deux longs-métrages supplémentaires qui sont en passe d’arriver avec La déviante comédie mais aussi Petrouchka ?

B.M. : Oui, c’est une adaptation du Petrouchka de Stravinski. Une très libre adaptation, car Petrouchka, c’est l’histoire de trois marionnettes et un magicien démiurge. Là c’est trois mannequins et une couturière dans un monde de chaos postapocalyptique, avec une esthétique très différente de ce que j’ai pu faire jusque-là, qui renvoie plus au final de The Last Cartoon, cette chambre très blanche. J’ai vraiment convoqué le cinéma de Terayama, mais aussi de Jean-Pierre Melville, très curieusement, le Melville de la fin. Drôle de truc. J’ai tourné en cinq jours un film de 45 minutes – là je bats tous mes records – en 16 mm, avec de l’animation. Ce film a été projeté à Aix-en-Provence, il va être projeté à la Philarmonie avec l’Orchestre de Paris. Deux autres ballets russes, L’oiseau de feu et Le sacre du printemps ont aussi été adaptés au cinéma, respectivement par Rebecca Zlotowski et Evangelia Kranioti, sur commande du festival d’Aix-en-Provence. Tout ça va être diffusé en février mais moi je vais en faire une version cinéma, un peu plus longue pour pouvoir la projeter en salle, mais ce sera une petite sortie.

S7 : Vous parliez de transition, une manière assez précise de parler du futur de votre cinéma. Y a-t-il d’autres films en travaux ?

B.M : J’ai des projets en cours pour des longs. J’espère qu’il y en aura un qui verra le jour rapidement parce que je suis assez pressé d’enchaîner. Ce seront des films plus contemporains dans les époques mises en scènes que les trois précédents…


Propos recueillis par Victor Lepesant


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Conann - au cinéma le 29 novembre