Insolence sans permission : trois films de Dušan Makavejev

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Par Super Seven

le 15/11/2023

La ressortie en DVD – après un bel événement en salles début 2022 –, par Malavida des trois premiers films de Dušan Makavejev, cinéaste mordant mais oublié, marque une fin d’année en fanfare pour le cinéma de patrimoine, à l’heure des hystéries collectives et d’une société noyée sous les images ; N’attendez pas trop de la fin du monde, aussi passionnant soit-il, n’a rien inventé. Membre actif de la «vague noire» yougoslave – sorte de Nouvelle vague locale –, aux côtés d’Aleksandar Petrović notamment, il est surtout connu pour sa vision du régime communiste, à la fois très critique et humoristique, et qui n’a pas perdu de sa puissance.

Lui qui se distingue par un humour noir, basé sur la dialectique, a développé une œuvre axée autour de l’ironie. Plus maître du détournement qu’auteur parodique, ce créateur de formes, par son approche subversive, et charnelle, démontre un regard à la fois insouciant et alerte. Animé d’une foi dans le pouvoir des images, seules alliées – en témoigne la scène de son premier film, où une femme (et, en un sens, le peuple) prend conscience de l’emprise qu’elle subit lors d’une séance d’hypnose –, il ne tombe jamais dans le cynisme, et offre des œuvres d’une étrange poésie. De l’ouvrier modèle de L’homme n’est pas un oiseau (1966) au héros d’Innocence sans protection (1968), il n’y a qu’un pas pourrait-on dire ; l’un sert le régime pendant que l’autre s’en émancipe, mais tous deux sont guidés par une passion inébranlable. Ce goût de l’absolu, absurde et sublime, se ressent tant dans les trajectoires dépeintes que dans la manière de les mettre en scène, plutôt de les mettre en images. Car c’est bien de cela qu’il s’agit avec Makavejev. S’il n’est pas sans avoir un certain affect pour la composition, sa force se situe ailleurs, dans une capacité à capter une réalité à un instant T dans sa globalité. Son sens de la digression n’y est pas étranger. Prenez celles d’Une affaire de cœur : tragédie d’une employée des P.T.T. (1967) – développement des réflexions sur la place des femmes et de la sexualité amorcées dans L’homme n’est pas un oiseau –, marquées par les discussions d’apparence anodines en pleine rue d’Izabela (Eva Ras) et sa collègue. Les deux femmes vagabondent en parlant de leurs conquêtes masculines, de leurs désirs, de leur rapport au corps sans aucun complexe, inscrivant ainsi ces thématiques comme des évidences et des sujets de société forts quoique tabous. La libération sexuelle alors en vogue trouve ici son écho, et Makavejev se place du côté de Luis Buñuel et Jean-Luc Godard – sortant respectivement cette même année Belle de jour et 2 ou 3 choses que je sais d’elle, dont Une affaire de cœur semble être la fusion – au rang des formalistes inclassables et précieux. Pourtant, s’il est inclassable, c’est précisément par son style insaisissable, fruit de sa cinéphilie redoutable, croisant les influences soviétiques, françaises et américaines. Un éclectisme forgé par sa fréquentation intensive de la Cinémathèque de Belgrade, notamment après le passage d’Henri Langlois pour y présenter des films de Luis Buñuel, évidemment, ou René Clair pour ne citer qu’eux, et nourri par les auteurs russes du début de siècle comme Dziga Vertov, Sergueï Eisenstein ou encore Alexandre Dovjenko ; comment ne pas penser à L’homme à la caméra (1929) face aux expérimentations visuelles d’Innocence sans protection, ou au Cuirassé Potemkine dont chacune des œuvres de Makavejev reprend l’essence politique par un montage fondé sur l’allégorie et la combinaison des plans.

Dès L’homme n’est pas un oiseau, il réussit une entourloupe de haute volée, mêlant une romance sortie d’un classique hollywoodien à une exploration débridée, à la lisière du documentaire, d’un village ouvrier yougoslave. Les témoignages dignes d’un reportage télé se mêlent à des compositions plus recherchées – le plan final sur l’homme au loin dans le désert, très romantique et même “antonionien” dans sa dimension surréaliste et son évocation du vide existentiel – pour un résultat étrange, à la fois instructif, drôle et émouvant. Difficile, par exemple, de ne pas frémir devant le travelling, en extérieur, montrant le travailleur modèle en haut d’une butte et la coiffeuse dont il va s’éprendre en contrebas, dans l’arrière-plan. Un monde les sépare déjà, et même s’ils en franchissent la frontière l’espace d’un instant, s’offrant frivolité et réconfort, la réalité – et donc, le cinéma – les rattrape quand un montage alterné montre le premier assistant à un concert de L’Ode à la joie récompensant sa dévotion au labeur, pendant que la seconde trouve une autre forme de jouissance dans les bras d’un camionneur venu la sortir de son ennui. La sexualité comme source d’épanouissement et de liberté dans un monde régi par des cadres et institutions, tout Makavejev est là. Le caractère charnel de son cinéma réside dans cette vision d’un monde à deux facettes, comme traduit par le premier ébat d’Une affaire de cœur, tout en douceur et en subtilité, caché par des images d’églises détruites – de clochers branlants – remplacés par des symboles communistes. Le plan suivant montre les deux amants dans le lit, la caméra scrutant leur bonheur, leur complicité de près, marquant la victoire de leur désir sur la rigidité destructrice et étouffante du régime. La nuance comme clé pour déchiffrer le regard.

A ce titre, Innocence sans protection est peut-être la plus belle preuve d’insolence de Makavejev. Réemployant des images du premier film parlant yougoslave, qu’il « arrange, embellit et commente » selon les dires du générique introductif, il opère à deux, voire trois niveaux. Cette œuvre tournée sous l’occupation allemande par Dragoljub Aleksić, acrobate de renom, est un egotrip sous la forme d’un drame romantique, dénué d’intentions politiques fortes. Il fait pourtant l’objet d’une violente censure peu après sa sortie, les nazis y voyant de la propagande yougoslave et les autres y voyant de la collaboration du fait qu’il ait pu tourner en ce temps-là. L’intelligence, si ce n’est le génie de Makavejev, est d’embrasser cette ambivalence politique pour donner à Innocence sans protection, l’original, ses lettres de noblesse et faire de sa version un manifeste esthétique. Par un collage alliant plans du premier film à des archives de la guerre, tout en insérant des images plus actuelles de l’équipe de tournage de l’original, Aleksić en tête, il pousse son style dans ses ultimes retranchements. Documentaire et fiction fusionnent pleinement pour laisser éclore une magie du cinéma, celle qui nous fait passer par toutes les émotions, raconte la petite histoire dans la grande, et nous marque. Un plan fou résume tout, quand le Aleksić contemporain refait une des figures qui firent sa légende – la tête à l’envers sur une roue à plusieurs dizaines de mètres de haut – en tenant un drapeau yougoslave dans sa bouche qu’il finit par laisser s’envoler. Quelle plus grande poésie que celle d’un homme allant toujours au bout de ses convictions, offrant un rêve éveillé en affirmant ne pas se soucier de la chapelle à laquelle on veut le rattacher. Il y a en Aleksić quelque chose que l’on retrouve chez Makavejev, tous deux électrons libres, insaisissables.

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L'homme n'est pas un oiseau

« Le mouvement est mon expression naturelle » disait-il dans Les Cahiers du cinéma (page 55 n°182) à l’occasion de la sortie de L’homme n’est pas un oiseau. Ce qui frappe, dès les premiers instants, est la spontanéité de la caméra, qui semble dictée par sa propre volonté d’explorer chaque recoin de l’univers dépeint. Ressort un fort sentiment d’authenticité, comme lors de la course poursuite entre les deux femmes au marché, au milieu d’une foule emportée par l’imprévu, qui inscrit le film dans une dimension réaliste percutante. Un registre et une idée de mise en scène complètement assumés par Makavejev, poussés à bout jusqu’à devenir l’épicentre d’Une affaire de cœur : Izabela court partout, tout le temps. Elle erre dans la ville, tourne autour des hommes, et ne s’arrête jamais dans un monde frappé par l’inertie communiste. Deux séquences sont particulièrement éloquentes, et révèlent un regard moderne sur la femme. La première fois qu’Ahmed visite Izabela, celle-ci ne cesse d’aller et venir dans l’appartement tandis que lui est posé. La caméra ne la quitte pas des yeux, révélant qu’elle est bel et bien le moteur de l’action, l’élément déclencheur de l’ébat à venir. Makavejev scrute la montée en puissance du désir, l’incandescence de celui-ci mais, dans un élan de pudeur et de poésie déjà cité précédemment, ne montre pas la concrétisation ; le va et vient précédant l’acte ayant plus de valeur que celui escompté. L’autre moment traduisant cette importance du mouvement intervient peu après. Ahmed est au balcon, immobile, et lance une musique institutionnelle sur le tourne-disque – là encore Makavejev joue d’ironie puisque le fameux chant est en allemand, faisant ainsi écho à l’occupation. Malgré la solennité, l’attention est attirée, si ce n’est monopolisée, par les pas virevoltants d’Izabela en bas, refusant de se soumettre et se dresser tel un piquet. Autre ironie, elle finit par le rejoindre pour casser la dynamique de la scène, opérant un mouvement similaire inverse à celui de l’ouvrier de L’homme n’est pas un oiseau qui dévalait la pente pour rejoindre la coiffeuse ; ces deux personnages connaissent respectivement des trajectoires tragiques à cause du système dans lequel ils essaient d’évoluer, l’un la solitude, l’autre la mort.

Il faut y voir la profonde réflexion sur l’individu face au collectif, qui irrigue toute la pensée de Makavejev par le contexte communiste de ses créations. A ce titre, L’homme n’est pas un oiseau et Innocence sans protection se distinguent particulièrement. Le premier traite d’une emprise de l’idéologie, sorte d’hypnose annoncée par le pré-générique et qui revient plus tard, rongeant les vies et créant in fine une forme de solitude isolant l’individu, tandis que le second met en avant une figure marginale, sorte de héros sortant du lot mais confronté à la complexe réalité de la machine politique. L’intelligence réside dans le traitement jamais moralisateur mais profondément humain des âmes concernées. La dévotion au régime n’est jamais montrée comme mauvaise, seulement comme un choix de vie avec ses avantages et ses inconvénients, et il en est de même pour ceux qui s’en détachent. La reconnaissance accordée aux ouvriers pour leur exploit dans L’homme n’est pas un oiseau n’a d’égal que le vide qui les pénètre une fois l’usine quittée, tandis qu’Aleksić, certes célèbre pour son caractère hors norme, a fini par devenir un paria, et à tomber dans l’oubli. La douceur du regard de Makavejev, et l’humour qu’il insuffle à ses récits – n’atténuant jamais la portée émotionnelle, au contraire – brossent un portrait tout en contraste d’une Yougoslavie en quête d’identité après l’occupation nazie et sous l’ère communiste. Le montage joue alors un rôle important, devenant même le seul vecteur de mise en scène dans Innocence sans protection. Par un habile jeu d'analogie, Makavejev replace l’idylle du film d’Aleksić, qui frise le ridicule, dans un contexte marqué par l’horreur de la guerre. Le regard par la fenêtre d’un personnage peut donner lieu à la contemplation de rues détruites et jonchées de victimes ; de même, une tentative d’agression sexuelle peut drôlement être symbolisée par une carte et une voix off racontant la résistance de l’armée locale face à une offensive acharnée de la Wehrmacht. Ce jeu de formes, d’images, inscrit l’auteur dans la lignée des artistes réfléchissant sur la culture populaire et son imagerie, sans la mépriser.

A l’instar d’un Godard à ses débuts, par exemple, il réactualise des codes préexistants, les malmène, pour les intégrer dans une vision terre-à-terre, symbolisée par les incursions documentaires. Pour autant, il ne sombre jamais dans l’intellectualisme vaniteux, en accordant une place cruciale à ce qui rassemble. Fervent lecteur de faits divers et amateur de télévision, il use des ficelles de ces médiums pour nourrir son cinéma ; les crimes passionnels et autres histoires quotidiennes deviennent le point de départ de ses scénarios, et les actualités et autres publicités servent à étoffer la réalité qu’il entend capturer. Dans une scène évoquée précédemment, celle de l’hypnose de masse, le populaire devient source de déclic, preuve que l’individu parvient à se comprendre dans un cadre qui le dépasse, au milieu de ses compagnons de survie. Parce que, finalement, pour Makavejev l’expression cinématographique est liée à une envie de survivre. L’expérience collective de la création d’une œuvre lui tient à cœur, tout autant que le besoin de laisser une trace, et s’il ne fallait retenir qu’une seule scène de ses trois premiers films, le choix s’impose sans difficulté. Dans Innocence sans protection, sur le toit d’un bâtiment, Aleksić, son chef opérateur et Makavejev discutent, lorsque le premier finit par révéler ce qui l’a poussé à se lancer dans une telle aventure. Celui à l'ego d’apparence très prononcé met ses muscles de côté, ainsi que toute intention politique, et déclare simplement avoir eu faim et s’être senti obligé de tourner pour se procurer le pain de maïs qu’il désirait. L’art et la vie intimement liés, par la magie d’un montage allégorique, d’un collage de mots d’une banalité insolente, mais d’une puissance authentique.


Elie Bartin


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Innocence sans protection