2009 - 2018 : Lars dans tous ses états

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Par Super Seven

le 14/08/2023


La décennie qui s’écoule entre Antichrist (2009) et The house that Jack built (2018) constitue pour Lars von Trier le volet final d’une filmographie, un bloc cohérent dans le renouvellement de sa forme stylistique, mais aussi dans la synthèse – parfois l’autocitation – de ses œuvres précédentes. Un quatuor, ou deux paires de films, Antichrist puis Melancholia (2011), Nymphomaniac (2013) puis The house that Jack built, qui cristallisent dans un ensemble logique une vie d’expérimentations, de déviations, d’inventions plastiques et dramatiques. D’autant plus que le réalisateur danois sort, au crépuscule des années 2000, d’un enchaînement d'exercices de styles – Five Obstructions, Manderlay, Le direktør – sortis sans grand fracas au regard des monuments qui les précèdent (Dancer in the dark, Dogville).

Si ces trois films qui précèdent Antichrist méritent réhabilitation, celui-ci n’en est pas moins l’occasion d’un tournant formel. Né d’une sévère dépression du réalisateur, le projet est celui d’une recherche impossible, dans l’Inconscient disséqué, au cœur de sa crise. Von Trier se met à fonctionner sur un mode autobiographique, non pas par la construction d’alter egos mais par la recherche d’images, de notions, de références dont la résonnance lui est la plus intime. Il y a la tentation d’un exorcisme, par un collage intransigeant des visions horrifiques qui le traversent. Antichrist, qui observe Willem Dafoe et Charlotte Gainsbourg sombrer dans la folie dans une forêt romantique après la perte de leur enfant, est un film sans surmoi, par essence aussi grotesque qu’impitoyable dans sa déliquescence d’un ordre rationnel de la narration. Si beaucoup ont été choqués par la violence sadomasochiste qui s’en dégage, c’est surtout la dérégulation, le chaos d’une écriture mentale qui en fait une expérience difficilement perméable ; le film médite sans détour sur le deuil, la culpabilité et la foi mais par une brutalité et un formalisme qui confinent à l’opacité. Antichrist est avant tout un laboratoire d’expérimentation pour von Trier, au plus proche d’un désespoir existentiel qu’il fait matière première, et le lieu de bien des trouvailles. D’abord la rencontre avec une actrice, Charlotte Gainsbourg, qui sera la première de ses interprètes principales à retravailler avec lui, en incarnant des variations plus âgées et désabusées de la martyre éternelle, figure matricielle de son cinéma. C’est aussi le début des saillies pictorialistes, tableaux fantasmatiques très stylisés, ralentis, hautement symboliques et évocateurs, qui ponctueront les hallucinations cauchemardesque d’Antichrist comme de ses films suivants, dans un dialogue continu avec son ethos premier, celui d’une caméra-épaule déraccordée, vissée au corps du comédien – comme une réconciliation des envolées plastiques de sa trilogie de l’Europe avec la grammaire du Dogme.

C’est d’ailleurs par une longue séquence de ladite transe pictorialiste que s’ouvre Melancholia, où l’on assiste, comme une prophétie sur le reste de l’intrigue, à la destruction de la Terre par la planète éponyme, et le corps de nos deux protagonistes, Justine (Kristen Dunst) et Claire (Charlotte Gainbourg) disposés dans le plan, en attente de la mort. Et ce, il va sans dire, sur le plus beau son du monde, l’ouverture de Tristan und Isolde de Richard Wagner.

Comme la deuxième face d’une même pièce qu’il forme avec Antichrist, Melancholia est la réponse à une douleur intime, une pulsion de mort, ici formalisée dans un geste immédiatement plus stable et universel, et qui s’en trouve d’autant plus dévastateur. Là où la pulsion de mort originelle – émanant directement du trait autobiographique de l’auteur – suinte de tous plans, de toute situation, de tout paysage dans Antichrist, dans un élan presque panthéiste (ou pansatanique), Melancholia externalise la souffrance dans un objet, une altérité, un appareil signifiant si minimaliste qu’il joue à peine d’une translation symbolique. L’émotion prend la forme d’une sphère, sobrement nommée, gravitant au-dessus du monde et s’apprêtant à l’annihiler. Ce spectacle, sidérant à mille égards, est également un ajournement formel au sein de l’œuvre de von Trier. En plus d’externaliser la tristesse, il décompose sa posture en deux états du moi. Dans le souci d’épure qui irrigue Melancholia, sa science du chapitrage habituel s’en tient à deux parties, au seul nom des deux sœurs protagonistes. L’héroïne trierienne, par laquelle passe habituellement toutes les passions, est ici scindée en deux, entre Justine et Claire. L’une est la transie, non seulement résignée face à la mort, mais surtout apte à voir, percevoir le monde en pleine conscience de sa vérité (sa finitude) ; les séquences où le corps nu de Justine, placide, se fond dans la nature recréant l’harmonie d’une peinture réaliste, renvoient à un état spirituel de présence au monde total de l’artiste dépressif – elle est Bess s’adressant à Dieu dans Breaking the Waves, Selma en extase musicale dans Dancer in the dark. La seconde, Claire, en serait la part martyrisée, passionnelle, l’accent doloriste de son cinéma, le déterminisme instinctif de ses personnages qui ne peuvent se résoudre à la blessure, à la perte, et sont condamnés à les éprouver.

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Melancholia (2011)

Nymphomaniac est en lui-même toute une réflexion sur ce personnage féminin qui habite von Trier, au moins depuis la bien nommée trilogie du cœur d’or. S’il a fait incarner successivement par Emily Watson, Bodil Jørgensen, Björk, Nicole Kidman et Bryce Dallas Howard des femmes jeunes, naïves, idéalistes, sacrificielles et en cela malmenées par le monde, von Trier finit de creuser en Charlotte Gainsbourg un contre-champ rugueux, nihiliste. Celui d’une femme, Joe, éprouvée par l’expérience – ici, l’expérience sexuelle – et son long chemin de désillusion. De même, la forme – fleuve de huit chapitres, huit épisodes de la vie de Joe, répartis en deux volets pour l’exploitation en salle sur une durée totale de 5h25 – permet à von Trier de contenir en un film toutes les digressions et détours formels possibles. Tout part d’un dispositif quasi-théâtral : Charlotte Gainsbourg à la rue, recueillie par un inconnu (Stellan Skarsgård), et se livrant sur ses expériences de vie par récit oral. Le rôle du montage est donc de reconstituer le souvenir par un jeu de collage d’images au discours. Il aborde alors une méthode de patchwork godardien, dans un procédé de citation directe d’œuvres (picturales, littéraires, et de notions, directement convoquées à l’écran). Au-delà du travail hallucinant que constitue ce régime diapositif, il faut aussi évoquer son effet : celui d’intérioriser le point de vue du personnage, non seulement dans son rapport au souvenir mais surtout dans la matérialisation d’un flux de pensée. Là où les voix-off de von Trier se sont souvent articulées à une troisième personne très surplombante – on pense à Dogville et Manderlay où elle se fait ironique voix du destin, ou à celle de Le direktør, où l’auteur prend la parole lui-même pour narguer son propre film – le je est ici des plus entiers, des plus intérieurs puisque le film est orchestré selon les rapports analogiques et le rythme de l’esprit humain lui-même.

À nouveau, le procédé fonctionne en diptyque avec le film suivant, The House that Jack built, qui raconte cinq meurtres d’un tueur en série, Jack (interprété par Matt Dillon) narrant ses méfaits à un locuteur hors champ (Bruno Ganz). Réitérant l’exercice de Nymphomaniac sous une forme plus ramassée, le cinéaste accomplit la rupture quant au sujet central partant cette fois à l’opposé total de ses héroïnes au cœur d’or. Par ailleurs, sa manière d’en faire un sublime crétin balade le récit à l’orée des genres, hybridant le plus comique et le plus sordide. Jack est avant tout artiste raté, aspirant architecte devenu, faute de talent, ingénieur en construction. Jack est prétentieux, bavard, ridicule dans sa manière de concevoir chaque meurtre comme une œuvre d’art. Or, von Trier rend cet assouvissement de basses pulsions sadiques bien analogue à sa propre carrière ; le dialogue parallèle à la narration convoie, par le texte, bien des problématiques internes à sa carrière, un rappel de ses références artistiques les plus fondamentales, jusqu’à son propre travail, citant à l’image, des extraits de ses propres films, de Melancholia à Element of crime. Surtout, la contemplation doloriste du visage martyrisé des actrices (ici réduites à des seconds rôles de victimes de Jack, sacrifiées en une scène) n’évoque-t-elle pas les sévices et sacrifices infligés à sa longue lignée d’héroïnes ? La scène de chasse, si commentée, où l’on assiste au meurtre puis à la taxidermie d’enfants ne fait-elle pas écho aux multiples morts d’enfants qui jalonnent sa filmographie ? La proximité si écœurante qu’il installe entre ce narrateur à la cruauté si répugnante, sa signature d’auteur, et le rappel de ses propres méfaits, est avant tout une stratégie de déconstruction, d’autocritique des fondements de son cinéma. The house that Jack built permet d’observer certaines des pulsions créatrices – pulsions scopiques, pulsions sadiques – à l’œuvre dans son œuvre, sans concession pour leur degré de perversité, sans taire la jouissance à la clé (parallèlement à sa violence, le film est d’un humour ravageur), mais surtout en les rabaissant à l’idée du médiocre.

Jack est avant tout un médiocre, couronné de succès puisqu’il mène ses « incidents » sans être inquiété. On le voit cependant aspirer à un certain absolu dans le Mal, qu’il n’atteint jamais, par vanité, et le dernier segment est une nouvelle séquence pictorialiste dans laquelle le locuteur inconnu se révèle être Virgile l’emmenant aux Champs-Élysées, un purgatoire déceptif pour qui espérait l’enfer. Cette partie finale est la clé de voûte de la préoccupation matricielle du cinéma de von Trier : le dialogue du sacré et du profane dans l’art. Il dit tout du projet commun à toute sa filmographie – faire jaillir la grâce d’une matière impure, dégradée, d’une basse matérialité documentaire, quasi-anatomique, se faire cinéaste-taxidermiste, se salissant les mains pour croquer la cruauté des hommes et du destin. Il y a là le compte-rendu d’une tentative échouée, un pacte avec le diable qui serait d’élever le sordide en matière noble, au même rang que les ersatz tarkovskiens qu’il convoque avec vénération depuis Antichrist. Ce purgatoire orangeâtre, hypnose plasticienne qui clôt The house, rappelle étrangement le premier long-métrage du réalisateur, Element of crime, qui montrait un policier sur les traces d’un tueur en série disparu. Le protagoniste, suivant un procédé d’immersion onirique dans la psychologie du criminel, finissait par dérailler et adopter son comportement, jusqu’à lui-même devenir meurtrier. À vouloir étudier la pulsion de trop près, par fascination, il finit par la réaliser malgré lui et devient le tueur qu’il traque. C’est précisément ce qui arrive à von Trier, personnage hors-champ mais personnage principal dans The House that Jack built, ainsi que – comme on l’a vu – dans tous ses films depuis Antichrist.

Il y a donc quelque chose de rassurant à le voir revenir à l’écran, en épilogue de The Kingdom Exodus, dans le rôle de Satan pour quelques secondes, comme finalement triomphant à devenir maître du Mal (et par là un double sens : s’il l’ordonne, il peut certes en jouir, mais surtout contrôler, sculpter – voilà la quête nietzschéenne de tous ses personnages – la cruauté et le destin des hommes) ne serait-ce que sur une petite parcelle de terre, le petit royaume de son œuvre.


Victor Lepesant


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The House that Jack built (2018)