Lars von Trier : en quête d'humanité

logo superseven

Par Super Seven

le 26/07/2023


L’intégralité de sa filmographie ressortie au cinéma, il serait impensable de ne pas se pencher sur le cas Lars Von Trier. Le metteur en scène danois, suscitant passions et polémiques depuis bientôt quarante ans, expose au fil de son œuvre bon nombre de thèmes qui lui sont désormais aisément associés : la déconstruction des genres cinématographiques ; un pessimisme assumé ; la place des femmes, ... Si ses quatorze longs métrages forment consciemment de véritables trilogies unies (nous avons déjà couvert la première, dite trilogie européenne), il est intéressant de constater que vers le milieu de sa carrière, von Trier dépeint des personnages au « cœur d’or », d’après ses propres dires, à travers trois films marquants : Breaking the waves (1996) ; Dancer in the dark (2000), pour lequel il obtient la Palme d’or au Festival de Cannes ; Dogville (2003).

Son obsession pour la déconstruction des genres se trouve ici à bien des égards. Il n’est pas surprenant de rappeler que lui et son acolyte, Thomas Vinterberg, sont à l’origine du fameux Dogme 95, comprenant dix commandements sacrés pour les deux initiateurs, dont un très en vogue avec leur vision artistique de l’époque : « Les films de genre ne sont pas acceptables ». Après tout, les règles sont faites pour être maîtrisées, puis brisées. D’où Breaking the waves, en 1996, réflexion sur l’amour marital et la foi à travers Beth (Emily Watson), une femme aussi pieuse qu’amoureuse de son mari non croyant. Puis Dancer in the dark, qui raconte l’histoire de Selma (interprétée par la chanteuse Björk), une mère courage travaillant jour et nuit à l’usine pour que son fils, qui perd progressivement la vue comme elle, puisse être opéré. Enfin, en 2003, Dogville, première et seule collaboration de Lars von Trier avec la coqueluche hollywoodienne d’alors, Nicole Kidman, narrant les rapports des habitants du village éponyme face à la frêle et généreuse Grace, nouvelle arrivante venue chercher asile.

Certains motifs de cette trilogie ressortent tout particulièrement, à l’image d’un aspect intimiste, avec des plans en permanence cadrés à l’épaule, pour nous immiscer dans l’intimité voire dans la psyché de ces femmes. Beth découvre pour la première fois le plaisir charnel dans les bras d’un homme ne partageant pas ses croyances ; se noyant dans sa soif d’amour, elle se trouve bientôt confrontée aux limites de sa propre foi lorsque son mari est victime d’un grave accident, le paralysant, et que ce dernier lui demande d’avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes pour les lui raconter ensuite. Selma, elle, s’imagine continuellement dans des scènes d’une comédie musicale, étrangement écrite sur mesure sur sa vie, et qui intervient notamment dans des situations trop douloureuses, comme pour contraster. La caméra, qui ne la quitte jamais, donne accès à qu’elle pense et ce qu’elle ressent ; la mère de famille n’arrive jamais à différencier totalement réalité et imaginaire. Un parcours en un sens similaire à celui de Grace, réfugiée clandestine, elle aussi suivie dans ses instants de grâce comme dans ceux de doute et d’oppression, où elle incarne la figure christique par excellence, venant en aide aux habitants qu’elle considère comme démunis, sans d’ailleurs leur demander leur avis, ce qui se retourne contre elle.

dancer in the dark.jpeg

Dancer in the Dark (2000)

Ce faisant, le cinéaste opère une déconstruction des différents genres qu’il arpente – drame romantique, comédie musicale et théâtre filmé –, pourtant très codifiés. Breaking the waves n’est pas une romance au sens propre du terme, mais tend plus vers un conte cruel sur les limites de l’amour marital et de la foi. Lars von Trier use d’un ton sarcastique pour jouer sans cesse sur nos attentes jusqu’au dénouement final. Beth peut-elle remettre en question sa foi, si Dieu est réellement avec elle ? N’y aurait-il pas des limites à croire, que ce soit en la foi ou en l’amour ? Doit-elle suivre son désir si l’amour est, parait-il, plus fort que tout ? Le sarcasme atteint un tout autre degré quand sont cités les films de Jacques Demy tels que Les Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort en tant qu’influences majeures des élans chantés de Björk. Le metteur en scène danois évoque ces films comme des œuvres importantes, même sur le plan personnel, la comédie musicale représentant pour lui et d’autres l’essence d’un cinéma qui fait rêver et oublier le quotidien au moins pour quelques heures. Dancer in the dark, clairement musical, se démarque pourtant par son atmosphère lourde et son manque de comédie, mais s’allège légèrement quand surviennent ses séquences musicales, lesquelles brassent sans crainte bon nombre de sujets actuels (le sacrifice d’une mère, l’évocation des violences policières, le discours contre la peine de mort) qui dénotent frontalement au sein du genre. Cette même dialectique forme-fond nourrit l’étrange théâtre filmé de l’indéfinissable Dogville, original tant dans sa narration (une voix-off brillamment assurée par John Hurt) que dans sa curieuse mise-en-scène. Les personnages sont prisonniers de leur milieu en évoluant toutefois dans des décors spacieux, dont les limites sont définies par des traits tracés à la craie sur le sol. Les maisons qui jalonnent le village ne sont pas visibles mais existent bien pour ceux qui y vivent ; pour frapper à une porte puis l’ouvrir, les protagonistes miment le fait de frapper et d’ouvrir la porte, toujours dans le vide. De la naît une certaine absurdité, contrastant avec la dureté du sujet qui se déploie.

Car si Lars Von Trier déconstruit manifestement les genres, on devine aussi chez lui une envie de déstabiliser le spectateur, d’abord pour le surprendre puis pour le frustrer, à travers une vision pessimiste. A ce titre son cinéma gagne une dimension philosophique, proche de la pensée de Schopenhauer. Personne n’est à l’abri de l’injustice, encore moins les héroïnes. Elles évoluent, en apprennent sur elles-mêmes et leur entourage, peuvent devenir plus fortes qu’elles ne l’étaient au commencement mais ne s’en sortent jamais indemnes. Elles finissent écorchés, pour ne pas dire meurtries. Dans Breaking the waves, Beth fait face à des dilemmes. Acceptant de se plier au désir de son mari en allant voir d’autres hommes, elle est répudiée de l’église dont elle est la plus fidèle partisane et cède progressivement à une forme de prostitution. Se jetant corps et âme dans le sauvetage de son mariage, Beth se confronte à sa propre condition ; elle n’est rien de plus qu’une humaine, capable elle-aussi de pêchés, même au nom de sa foi. Selma, admiratrice absolue de comédies musicales mais progressivement malvoyante, tente de ne pas sombrer en se réfugiant dans son imagination où, comme dans les films qu’elle aime (et donc au cinéma), tout devient possible. L’usine dans laquelle elle travaille, le train qu’elle attend en fin de journée, et même au moment de commettre l’irréparable (scène durant laquelle elle finit par tuer un policier qui tentait de lui voler son argent) : tout devient musique, chant et danse pour elle. Comme des moments de respiration où règnent une fausse tranquillité. Mais ces courts instants de légèreté basculent de plus en plus brutalement vers une réalité dont il est impossible de réchapper sur le long terme. C’est aussi le sort de Grace, recherchée par la mafia, qui implore les habitants du village de ne pas la dénoncer et de la cacher le temps nécessaire. Le prix à payer pour elle est de se montrer charitable envers eux, tel le Christ, acceptant certaines tâches à accomplir au sein du village, de la plus ingrate à la plus perverse (les femmes la rabaissant ou la méprisant, les hommes profitant d’elle sexuellement…). A priori sûre de ses convictions et de sa capacité à aider autrui, Grace réalise bientôt que la générosité est caduque face à l’arrivisme. Lars von Trier montre une humanité vouée à l’échec, corrompue. Ces trois femmes conservent une part de pureté, symbole de leur force mais aussi de ce qui les met à l’épreuve. La vie n’est pas juste, même au cinéma.

Von Trier place la femme entre l’amour, la compassion et le don de soi. Elles s’accomplissent dans leur devoir, quitte à s’oublier ; la société ne cherche pas à les comprendre et les exclut sans état d’âme. A cela, chacune ne réagit pas de la même manière mais aucune ne connaîtra de fin satisfaisante. Si Beth et Selma possèdent le point commun d’accomplir leur sacrifice jusqu’au bout, Grace se voit contrainte de riposter pour ne plus se sentir associée à une victime. Beth meurt d’épuisement et de chagrin, ce qui débouche sur une convalescence miraculeuse du mari de cette dernière. Selma, condamnée à la peine de mort à la suite du meurtre qu’elle a commis, accepte son sort en refusant qu’on lui paye un avocat afin de conserver l’argent destiné à l’opération de son fils. La mort leur est inévitable pour qu’un être aimé vive. Quant à Grace, humiliée et désabusée, elle rejoint la mafia qu’elle fuyait depuis le départ et ordonne d’éliminer chaque habitant de Dogville. La personne qu’elle finit par sauver, c’est elle-même.


Trois destins pour autant de possibilités. Le cinéma, notamment celui de Lars von Trier, est multiple, nous scandalise, parfois, et arrive à nous confronter à nos angoisses et nos convictions grâce à des récits sans concession sur des personnages en quête inespérée d’humanité.


Talia Gryson


dogville.jpeg

Dogville (2003)