La Trilogie de l'Europe de Lars von Trier

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Par Super Seven

le 13/07/2023


Reconstruire le chaos

Généralement perçu comme un cinéaste de la provocation voire de l’indécence, Lars von Trier développe en réalité au fil de son oeuvre un regard cynique et quasi nihiliste sur l’Homme. Ses trois premiers longs-métrages (Element of Crime, Epidemic, Europa), considérés comme une trilogie spirituelle, sont ainsi aussi sages qu’ils sont déjà torturés et marqués par la vision sombre de leur auteur. Ce sont des films hantés par le spectre de la seconde guerre mondiale, dans une Europe ravagée autant dans son architecture que dans l’esprit collectif. Von Trier, ancien juif converti au catholicisme et peinant à trouver son identité spirituelle du fait de relations familiales compliquée, semble en vouloir à la terre entière — collabos comme alliés — et peine à faire exister l’espoir d’une reconstruction collective d’un nouveau monde en paix.

Dans Element of Crime tout comme dans Europa, les personnages viennent de l’étranger pour (re)découvrir des villes européennes à peine nommées et complètement démolies, avec des décors en ruine, des bâtiments non identifiables et une épaisse brume qui recouvre le tout. Cette ambiance poisseuse, marquée par un jaune apocalyptique qui renvoie à celui de Lettres d’un Homme mort de Konstantin Lopouchanski, persiste tout le long d’Element of Crime, rendant la lecture des scènes sombres plus difficile tout en renforçant le double sentiment de malaise et d’incompréhension. Les deux suivants s’affichent eux en noir et blanc, mais sont jonchés d’étranges expérimentations : un « watermark » rouge présent durant la quasi intégralité d’Epidemic — lui aussi plus ou moins lisible selon l’éclairage et contraste du plan —, et un passage à la couleur dans certaines séquences d’Europa. C’est d’ailleurs dans ce dernier volet qu’il montre le plus d’audace dans ses expérimentations esthétiques, bien loin du dogme 95 qu’il déploie plus tard.

D’une part car il s’amuse beaucoup avec la matière même du film (la pellicule), au travers de nombreuses surimpressions étonnantes jouant sur les échelles de plans, le mouvement et le statique ; prenez, par exemple, ce gros plan sur les yeux du protagoniste, sur lesquels défile le train où il travaille, témoin de sa passivité face aux mutations de son environnement. D’autre part, les fameuses irruptions de la couleur, surprenantes et cryptiques, avec même certains plans scindés entre les deux colorimétries, pour marquer l’introduction d’un nouveau personnage notamment. Cette accumulation d’effets, agaçants voire un peu gadget à la longue, révèlent déjà un jeune cinéaste hors du cadre, provocateur dans son envie de stimuler le spectateur, de jouer avec son ressenti, son expérience.

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Europa (1991)

Néanmoins, quand bien même une identité propre se dessine, cette trilogie est également très marquée par ses influences, particulièrement du côté soviétique. Element of Crimes ne lésine pas sur les citations du cinéma d'Andreï Tarkovski, convoqué non seulement au travers des décors, de la manière dont sont filmés les éléments (les algues dans l’eau par exemple — on pense évidemment à Solaris), mais aussi par ce protagoniste en errance, rongé par des questionnements existentiels. Il n’est d’ailleurs pas anodin que 25 ans plus tard, dans Antichrist, von Trier transforme ce clin d’oeil en blague, par une reprise très explicite de nombreux plans de Stalker, avant de conclure dans un ultime geste ironique par une dédicace à Andreï Tarkovski. Une nouvelle fois, Element of Crimes et Europa semblent être construits en miroir : ils reprennent tous les deux la figure du personnage tarkovskien, sans motivation évidente pour revenir en Europe si ce n’est une curiosité morbide quant au destin de celle-ci suite à la guerre.

Dans le premier, c’est une enquête qui rappelle le protagoniste — détective désabusé —, exilé à l’étranger depuis une précédente affaire ayant mal tourné. Celui-ci ne tarde pas à s’écarter du protocole pour tomber dans des histoires nébuleuses, à la lisière du fantastique (ou de la folie ?), rappelant dans son déroulement le Spider de David Cronenberg. Quant au second, il présente un américain descendant de nazi, poussé par une volonté de racheter la mauvaise conduite de ses ancêtres en se donnant corps et âme à une activité laborieuse et peu valorisante. Cet investissement, voire sacrifice désintéressé, s'oppose totalement à la logique individualiste de l’après-guerre, avec ces deux êtres qui s’oublient pour l’intérêt collectif au point de développer une paranoïa qui provoque l’effet inverse, en les isolant de toutes relation sociale stable.La question de la culpabilité aux yeux de la société, pour des actes non répréhensible voire non commis par le ou la concerné(e), voici encore un autre fil rouge que LVT commence d'emblée à tisser, jusqu’à Nymphomaniac, où Joe se présente directement comme une mauvaise personne car elle se sait en dehors des carcans de la bienséance.

Von Trier va jusqu’à personnifier ce questionnement lui même ; il fait une brève apparition dans Element of Crime et dans Europa, désigné dans les deux oeuvres comme simplement « un juif » (ironique quand on sait qu’il a quitté le judaïsme assez tôt pour devenir chrétien), à la présence peu sympathique. Epidemic apparaît alors d’autant plus comme une drôle de parenthèse liant les deux oeuvres, puisqu’il y incarne cette fois le premier rôle : un jeune réalisateur qui écrit à l’aide d’un ami un film où une épidémie de peste ravage l’Europe. Une maladie qui se répand aussi vite que ses digressions méta-discursives, toujours plus frontales et recherchées au fil de son oeuvre, qui culminent dans son dernier film The House that Jack built, paroxysme d’un délicieux cynisme.


Pauline Jannon


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Epidemic (1987)