Rétrospective Luc Moullet : Moullet, Jeunesse !

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Par Super Seven

le 03/02/2024


Luc Moullet, cinéphile et cinéaste, appartient à la génération des critiques des Cahiers du cinéma passés à la réalisation au début des années 1960 qu’on appelle la Nouvelle Vague. C’était un proche notamment de Godard dont il a même fait le portrait dans Jean-Luc selon Luc, ou encore de Jacques Rivette, dont il prétend retranscrire les diverses combines qu’ils avaient mis au point ensemble pour frauder le chômage dans La comédie du travail. Cinéaste cinéphile donc, tant celui qui prétend avoir intégré les Cahiers uniquement pour pouvoir faire du cinéma a pourtant consacré l’un de ses films au métier de critique, Les sièges de l’Alcazar, et a pour habitude de filmer des intérieurs (souvent chez lui) remplis d’affiches de cinéma. Mais ses films restent pourtant bien moins connus que ceux de ses pairs et pour cause : est-ce dû au peu de budget qu’on lui a toujours alloué? À son coté bien plus loufoque ? Au recours à un langage bien plus châtié ? Probablement un peu de tout cela. A cet égard, la rétrospective qui lui est dédiée, « Moullet, Jeunesse ! », aurait tout aussi bien pu s’appeler « Moullet, attention aux décalages ! » tant son cinéma est fait de déclinaisons, de dérisions et de décentrements.

Déclinaison : présentation d’un produit sous plusieurs formes. Essai d’ouverture présente une bouteille de Coca-Cola comme vous ne l’avez jamais vu : bouillie à l’eau, passée à la ponceuse électrique ou encore au chalumeau ; pendant ce temps, Barres révèle toutes les techniques, légales ou illégales, pour passer les portiques du métro, à l’aide d’un ticket ou d’un tournevis, d’un chewing gum ou d’un pendule. On escalade, on démonte, on hypnotise ou on arrache carrément les portes. Tout est bon pour faire de la fraude un art. Selon Moullet, « la vie est une suite d’astuces et de faux-semblants » alors son cinéma nous apprend à mieux savoir saisir les occasions en refusant le chemin le plus simple et pensé pour nous. Anatomie d’un rapport est d'ailleurs né de ce genre d’aléas. Comme il l'explique lui-même au détour d'une scène, le passage des banques à un système informatisé a conduit à une erreur lui faisant parvenir une somme importante qui ne lui était pas destinée, mais qu’il utilise pour réaliser le film.

Dérision : tourner en ridicule. Doté d’un don semblable à celui de Woody Allen ou encore de Jacques Tati, Luc Moullet sait voir l’envers du réel et saisir le drôle dans toute situation. Cet art du comique, que peu de cinéastes maitrisent et qui est largement dévalorisé, requiert pourtant du courage et un grand talent, celui de dire et de montrer ce que personne n’ose affronter, l’injustice, l’incohérence, l’immoralité, la mort. Le prestige de la mort en est un exemple, sorte d’adaptation du Colonel Chabert de Balzac, avec un homme qui choisit d’échanger son identité avec un cadavre rencontré en montagne afin de propulser sa carrière de cinéaste qui bat de l’aile. Mais un obstacle vient barrer sa route, la mort (alors imaginaire, le film date de 2006) de Jean-Luc Godard qui risque de masquer la sienne. Le comique ultime c’est donc de tout tourner à la catastrophe. Mais le cinéma de Luc Moullet est loin de n’être que fait de comique de situation, c’est aussi et surtout une habile maîtrise et un placement précis de la parole. Récurrentes sont les scènes où le rire provient du décalage entre l’image et la parole. Foix est un chef d’oeuvre en la matière, composé de prises de vues de la ville, étrangement agencées, auxquelles se superpose un commentaire en vantant les mérites, le spectateur ne peut que succomber à l’ironie ; la voix off indique par exemple que la ville a su « préserver la pureté de l’ancien » tout en montrant divers escaliers délabrés, certains étant même parfois dépourvus d’accès direct. De même dans Le ventre de l’Amérique, sa voix explicite certaines bizarreries de l’agencement urbain, comme un panneau interdisant la drogue devant une école et donc semblant l’autoriser dans la maison à coté.

Décentrement : se détacher du centre, d’un axe. D’abord quitter Paris, faire du cinéma depuis un ailleurs. Luc Moullet est l’un des rares cinéastes de la Nouvelle Vague natif de Paris et pourtant l’un de ceux qui tourne le plus en province, particulièrement en montagne, dans les Pyrénées, les Alpes, à Foix ou encore le long de la D17. Il propose même de choisir une nouvelle capitale à la France, Imphy, mieux située au milieu du pays. Son opposition à la ville et son affinité pour la campagne sont constantes. Mais il part aussi à l’étranger, comme dans Genèse d’un repas, exemple le plus édifiant à travers un trajet le faisant remonter au lieu de provenance (Équateur, Sénégal, …) des produits présents dans son assiette, un oeuf, une banane et une boite de thon. Documentaire emprunt de l’idéologie marxiste pour l’affiner, pour ne plus faire de l’exploitation seulement une idée décriée par tous les intellectuels occidentaux mais une réalité bien concrète. Par un recul dans la hiérarchie de la chaine agroalimentaire, il rappelle que « le mépris de l’individu s’exprime par la cruauté de son alimentation » et que le cinéma sert aussi à ne plus autoriser le simple geste de fermer les yeux. Décentrement aussi de son point de vue d’homme qu’il décortique avec audace et virulence dans Anatomie d’un rapport, l’histoire d’un couple bouleversé par la prise de conscience par la femme de son désir sexuel. L’homme (Moullet acteur) s’apitoie et semble scander ce qu’Alexandre dit dans La Maman et la Putain : « je suis persuadé que tout ce qui est arrivé ces dernières années est dirigé contre moi », mais le cinéaste (Moullet réalisateur) se dédouble à merveille pour ne pas se traiter avec trop de complaisance. Enfin décentrement de sa place d’Homme, cette fois avec un grand H, car il s’essaie même à l’analyse de la société canine et de tout le commerce qu’elle engendre (autant de recettes que le PIB du Sénégal) dans L’Empire de Médor. Le film offre un reflet troublant et parodique de la société humaine, avec des cimetières qui leur sont consacrés, des publicités, des magasins, des unes de magazines, des concours et même des chroniques de faits divers, illustrant les délires jusqu’au boutiste du capitalisme.
Le cinéma de Luc Moullet entretient finalement un rapport aussi fort au politique qu’à l’humour, car le comique nait toujours des paradoxes dans lesquels s’enferme la société.

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Le prestige de la mort (2006)


Léa Robinet