Gentleman Provocateur part.3 : Louis Malle et cætera

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Par Super Seven

le 08/09/2023


Après avoir mis en avant tour à tour le début et la fin de sa carrière (bien que son dernier film, Vanya 42e rue, soit seulement ici présenté), Malavida termine son travail autour de Louis Malle en proposant une ressortie nationale de quatre de ses films de sa période dite « américaine ». Un mot à employer avec précaution, puisque, bien que tous tournés en langue anglaise, deux d’entre eux — Black Moon et Atlantic City — restent des productions françaises (en association avec, respectivement, l’Allemagne et le Canada). On pourrait s’interroger sur le choix de ce choix retour en arrière avec son exil outre Atlantique (dont nous expliquons les raisons dans notre article sur la partie 2 de la rétrospective), plutôt qu’un découpage chronologique de sa filmographie. Il s’agit peut-être d’une simple question de droits de distribution et de restaurations en cours, mais, dans tous les cas, il est plutôt judicieux d’être déjà familier de Malle avant de se plonger dans ces quatre œuvres.

Black Moon, Atlantic City, My dinner with Andre et Vanya, 42e rue représentent en effet des extrêmes du cinéma de Malle. Comme si, en traversant une période de crise suite à son rejet par la critique française, il s’était laissé aller à des expérimentations sans s’imposer de cadre ou de limite, se libérant ainsi de certains carcans artistiques tout en assumant qu'il n’a plus rien à prouver. C’est ce qui ressort sous une forme exacerbée dans Black Moon, long-métrage suivant directement Lacombe Lucien. Après la limpidité de ce dernier, Malle opte pour une approche totalement nébuleuse, difficile d’accès et quasi-schizophrénique, afin d'explorer… l’exil d’une jeune femme face à une guerre dont elle ne trouve pas le sens. Les séquences hallucinatoires se multiplient, entre une licorne obèse qui parle ou une vieille femme alitée tétant le sein de ses hôtes, le tout dans un récit fragmenté qui ne fait pas mentir le carton introductif : plutôt que de chercher une trame logique à tout cela, il vaut mieux le recevoir comme un rêve. Pas étonnant donc que cette œuvre figure parmi les grandes sources d’inspiration d’un certain Bertrand Mandico, qui lui emprunte de manière évidente son côté fantasmagorique dans Les garçons sauvages comme dans After Blue.

A l’opposé absolu se situe une double tentative des plus singulières de sa filmographie. My dinner with Andre et Vanya, 42e rue, jouent d'une narration tout à fait linéaire mais surtout d'une mise en scène épurée de toutes fioritures, dans un cadre spatio-temporel (quasi)-unitaire et ancré dans des références théâtrales. Le second se résume à deux heures de répétition de la pièce Oncle Vania de Tchekhov, tandis que le premier relate une soirée au restaurant entre deux vieux amis, tous deux acteurs de théâtre qui font le point sur leur situation ; écrit par Wallace Shawn et Andre Gregory, se basant sur leurs vécus, il s’agit pleinement d’un scénario de cinéma et non pas d’une pièce, bien que l’on puisse l’imaginer comme ça. En s’affranchissant de toute contrainte liée à l’extérieur — quasi inexistant si ce n’est pour les prologue et épilogue de My dinner with Andre dans le métro —, Malle crée une bulle qui recentre l’attention sur ses personnages, et par conséquent ses acteurs, offrant notamment à Wallace Shawn et Andre Gregory (présents dans les deux films) une scène libre pour admirer leurs talents de comédiens. Bien qu’il s’efface derrière les dialogues, Malle n’est pas totalement absent. Il sait garder un rythme captivant au travers de subtils changements d’angle, pour éviter la banalité d'un champ – contrechamp, et prend ses distances du théâtre filmé, notamment par la voix off de Wallace dans My dinner with Andre, narration à la première personne qui autorise un imaginaire hors du cadre.

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My Dinner with Andre

Au milieu de ces différents OVNIs cinématographiques, Atlantic City s'avère peut-être le plus « mallien » des quatre films, en ce qu’il renvoie au reste de son travail tout en intégrant la dynamique de liberté d’esprit adoptée par Malle aux États-Unis. Les personnages sont toujours plus ou moins antipathiques, avec des limites morales parfois questionnables, mais présentés sans jugement dans leurs (non)-choix. Le parcours déjà évoqué de Lacombe Lucien déteint sur celui de Sally (superbe Susan Sarandon), qui subit les conséquences de sa passivité, en laissant rentrer dans sa vie des personnages aux ambitions douteuses sans pour autant jamais adhérer pleinement à leur mode de vie. Malle éprouve notre tolérance à la perversion, en même temps que celle de Sally, quand le pathétique Lou (incarné par un Burt Lancaster entre inquiétant et risible) se place à la fois comme son sauveur et comme la prochaine personne qui va abuser de sa naïveté. Exceptionnellement Malle laisse un choix se dessiner, celui de la liberté pour Sally, en réalité poussée par la résilience de Lou dans une inversion du rapport entre les deux, qui le place non pas comme un homme bon mais peut-être comme le moins pire de ceux qu’elle a rencontré.

C’est sans doute là le cœur du cinéma de Malle : des êtres ambivalents, dont on peine à saisir le positionnement, et qu’on a ainsi du mal à pleinement aimer ou détester ; ce sont Lou, André — qui dans sa logorrhée pompeuse lance quelques pistes qui nous éveillent —, les Lily de Black Moon sans cesse sur la frontière de l’attendrissant et du détestable. Cet équilibre fragile est cristallisé dans Vanya, 42e rue, puisque — simple répétition oblige — les acteurs incarnent leur rôle sans pour autant embrasser pleinement la représentation (pas de costumes, peu de décors…). Ils sont coincés dans un demi-jeu subtil entre comédiens de théâtre et figures de Tchekhov, entre acteurs de cinéma et personnages de Malle.


Pauline Jannon


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